Avec Émilie on a fait notre premier Angoulême ensemble. C’est quand même quelque chose, c’est comme toutes les premières fois, ça marque, ça soude. Émilie quand elle parle bds c’est avec des étoiles plein des yeux, avec des adjectifs par milliers, mais seulement ceux qui vont parfaitement coller à l’ouvrage. C’est donc tout naturellement que je lui ai proposé d’écrire des chroniques pour RockNfool, avec des bds qui lui ont particulièrement plu. Voici la première.
La Gigantesque Barbe du mal… Un titre intriguant, non ? On a envie de le saisir et de l’ouvrir, la magie opère déjà, on est avalés par cette histoire. Nous sommes à Ici, une île où les habitants vivent une existence ordonnée au millimètre près. Si cela les rassure et instaure un certain aspect comique, c’est une idée qui devient assez rapidement très dérangeante… Dave, le personnage principal, trouve sa raison de vivre dans son travail insignifiant. Et lorsqu’il rentre chez lui et, effrayé à l’idée de se laisser aller à ses pensées, ne s’autorisant pas à rêver de briser sa solitude, il s’assoit devant sa fenêtre pour y dessiner les passants et les proportions parfaites de sa rue.
Tout ce qui n’est pas extrêmement maîtrisé lui fait peur. Le foutraque, le bazar est incarné par le « Là », l’immensité inconnue qui entoure Ici. Une mer indomptable, insondable, qui ne se laisse pas définir en somme. Tout élément disparate viendrait de Là et est redouté par tous.
Le visage sans expression de Dave présente néanmoins une anomalie. Un poil indestructible décore sa lèvre supérieure et résiste à toutes les méthodes d’épilation. Un matin, Dave remarque un changement presque imperceptible dans la mécanique bien huilée de sa journée. Quelque chose le met mal à l’aise…. Et c’est ce jour-là, en pleine réunion, que le visage de Dave se couvre soudainement d’une barbe. Seul parmi les visages imberbes, il se fait chasser par ses collègues et les gens dans la rue le houspillent. Dave s’enferme alors chez lui mais malgré ses efforts, la barbe est incontrôlable et envahit la ville.
Le récit traite alors de la façon dont la société – que ce soit les personnes la composant, les médias, le gouvernement – va réagir face à ce « corps étranger ». Et comment Dave, qui s’est construit grâce aux principes de cette société, peut-il admettre sa différence et l’accepter ?
Des questions sérieuses voire fondamentales que contrebalance l’humour distillé finement dans le texte comme les images. Au-delà du comique de situation causé par l’invasion de la barbe, qui par exemple arrête le trafic, on retrouve aussi un ton anglais (ce qui n’est pas pour nous déplaire). Cet humour décalé se manifeste notamment dans le choix de la seule chanson que Dave s’autorise à écouter, et qui tourne en boucle sur son iPod. Elle est tellement cheesy que je vous laisse le plaisir de la découvrir.
La richesse de la narration ne doit pas nous faire oublier les illustrations à couper le souffle. Le grand format de l’ouvrage (210 x 300 mm) leur rend justice. Tout est dessiné au crayon, en tonalités de gris. C’est un parfait compromis entre la profondeur du trait et sa délicatesse. Les illustrations sont très lumineuses, et c’est surprenant étant donné l’outil utilisé. Certaines planches sont magnifiques, nous comme cette double qui illustre le moment où la barbe est maintenue par des échafaudages au-dessus de la ville.
Cet album d’une virtuosité dingue est le premier de Stephen Collins. Nous l’avons lu comme une fable sur la différence. Ce qui nous particularise ferait notre force et ce qui nous sauve serait de l’embrasser. Et vivement le prochain !
La Gigantesque Barbe du mal, de Stephen Collins
Éditions Cambourakis, novembre 2014, 28 €
Émilie