Par arrêt rendu ce 5 mars 2015 (pourvoi 14-13491), la Cour de cassation a jugé que la société qui assigné l'auteur d'un recours abusif ne commet pas nécessairement une faute, même s'il exige un montant très élevé de dommages-intérêts.
Pour mémoire, le bénéficiaire d'un permis de construire, dont le titre est l'objet d'un recours en annulation devant un tribunal administratif, doit tout d'abord défendre la légalité de son permis devant le Juge ainsi saisi.
Il dispose en outre de deux moyens principaux d'action s'il estime que ledit recours présente un caractère "abusif".
En premier lieu, sur le fondement des dispositions de l'article L.6007- du code de l'urbanisme, le bénéficiaire du permis de construire peut présenter, devant le juge administratif saisi du recours en annulation, une demande de dommages et intérêts. Cette possibilité procède de l' ordonnance n°2013-638 du 18 juillet 2013 relative au contentieux de l'urbanisme. Jusqu'à présent, le Juge administratif s'est montré réservé à l'endroit de ces demandes.
En deuxième lieu, sur le fondement des dispositions de l'article 1382 du code civil (faute faisant dégénérer en abus l'exercice du droit d'ester en justice), le bénéficiaire du permis de construire peut également assigner les auteurs du recours, pour faute, devant le Juge civil, aux fins de paiement de dommages-intérêts.
La jurisprudence de la Cour de cassation apporte d'ores et déjà de nombreuses indications sur les conditions dans lesquelles ce type de demande peut être accueillie favorable par le Juge civil. Ainsi, par arrêt du 5 juin 2012, la Cour de cassation jugé que le recours en annulation d'un permis de construire constitue un abus et, partant, une faute, pour les motifs suivants :
- Le recours pour excès de pouvoir a été maintenu pendant longtemps (quatre années dans cette espèce)
- Le recours, même non suspensif, a perturbé le programme immobilier du bénéficiaire du permis de construire ;
- La faute du requérant présente un lien de causalité avec le préjudice du bénéficiaire du permis de construire.
L'arrêt rendu ce 5 mars 2015 par la Cour de cassation apporte des précisions intéressantes sur cette procédure d'assignation pour recours abusif.
Dans cette affaire, une société de promotion immobilière avait obtenu un permis de construire de deux bâtiments. Ce permis a fait l'objet d'un recours en annulation introduit devant le Juge administratif par plusieurs particuliers.
La société bénéficiaire du permis de construire a alors assigné ces personnes "en paiement de dommages-intérêts d'un montant de plusieurs millions d'euros, en leur reprochant d'avoir saisi, à seule fin de lui nuire en retardant la construction en cause, le juge administratif d'un recours en annulation de l'arrêté municipal accordant l'autorisation de construire".
Les requérants ainsi assignés avaient, en retour, sollicté la condamnation pour faute de cette société au motif que cette assignation pour recours abusif constituait un moyen de faire pression sur eux.
L'arrêt de la Cour de cassation précise :
"Mais attendu que l'arrêt retient que s'il est indéniable que le montant particulièrement élevé des dommages-intérêts réclamés était de nature à déstabiliser les intimés, voire à faire pression sur eux, il n'en reste pas moins que la société pouvait légitimement considérer que les recours en annulation dirigés contre son permis de construire ne reposaient sur aucun moyen sérieux, n'avaient pour objet que de lui nuire et retarder la mise en oeuvre de son projet immobilier puisqu'il ressort de la lecture du jugement rendu le 22 avril 2013 par le tribunal administratif de Marseille qu'un seul des très nombreux moyens soulevés a été jugé recevable et bien fondé ; qu'il ne saurait donc être reproché à la société d'avoir fait preuve de légèreté blâmable, de témérité ou encore d'avoir commis une erreur grossière ;
Qu'en l'état de ces constatations et énonciations, la cour d'appel a pu déduire que la société n'avait pas commis de faute dans l'exercice de son droit d'agir en justice ;
D'où il suit que le moyen n'est pas fondé ;"
L'arrêt est intéressant pour deux raisons principales.
En premier lieu, l'arrêt est rendu sur une demande de condamnation pour procédure abusive engagée contre l'auteur d'une demande de condamnation pour recours abusif.
En deuxième lieu, l'arrêt apporte des précisions sur les conditions dans lesquelles le bénéficiaire d'un permis de construire peut assigner les auteurs d'un recours contre ledit permis, en paiement de dommages-intérêts.
Ainsi, alors même que le bénéficiaire du permis de construire attaqué a assigné les auteurs du recours en paiement d'un montant très élevé, son assignation ne démontre pas l'existence d'une faute.
En effet,
- d'une part, "les recours en annulation dirigés contre son permis de construire ne reposaient sur aucun moyen sérieux
- d'autre part, ces recours "n'avaient pour objet que de lui nuire et retarder la mise en œuvre de son projet immobilier puisqu'il ressort de la lecture du jugement rendu le 22 avril 2013 par le tribunal administratif de Marseille qu'un seul des très nombreux moyens soulevés a été jugé recevable et bien fondé".
Le Juge civil est donc compétent pour apprécier les motivations véritables des auteurs d'un recours en annulation présenté devant le Juge administratif.
Le Juge civil admet en outre qu'une assignation pour recours abusif porte sur un montant élevé.
Il faut cependant se garder de généraliser cette solution et d'en déduire que, de manière générale, le bénéficiaire d'un permis de construire peut réclamer des dommages-intérêts élevés.
Dans d'autres circonstances, notamment si le recours contre le permis de construire est jugé sérieux par le Juge civil, il n'est pas exclu que ce dernier admette la faute du bénéficiaire du permis qui exerce ainsi un "moyen de pression" contre les auteurs d'un recours "légitime".
L'assignation en dommages-intérêts contre les auteurs d'un recours en annulation d'un permis de construire est possible mais doit être introduite avec précaution.