La sortie d'Inherent Vice nous rappelle à quel point Joaquin Phoenix n'est pas un acteur comme les autres. Ce comédien, au talent souvent imprévisible, se démarque par une carrière ornée de rôles à la variété déstabilisante. Caméléon au visage marquant et marqué, Phoenix déploie depuis plusieurs années un éventail de prestations : qu'il soit le méchant dans un péplum sanglant (Gladiator), la réincarnation mimétique d'une légende de la musique (Walk the Line) ou encore un héros vaillant (Piège de Feu), Phoenix surprend inlassablement.
Son visage aux traits brisés ne le condamne pas à une gamme précise de rôles (fait étonnant dans le cinéma américain), qui aurait pu se rapprocher de celle du déséquilibré. Même si il enlace cette thématique à plusieurs reprises, le comédien sait varier les plaisirs.
Mais, du cœur de ses rôles se dégage une thématique solide : celle de l'éternel amoureux, dont le désir force à sombrer dans une métaphore de la bipolarité, synonyme de souffrance.
Naissance du pathos fragile : Prête à tout de Gus Van Sant
Dans Prête à tout, Gus Van Sant met en scène Joaquin Phoenix en adolescent en détresse, fragilisé par un mal-être profond. Alors, l'acteur se fait véritable coquille des fascinations du réalisateur d'Elephant (la question du malaise lié à l'adolescence notamment).
Phoenix est Jimmy, personnage fragile qui tombe dans les griffes d'une redoutable prédatrice jouée par la diabolique Nicole Kidman. Et, la douleur d'aimer commence. La gestuelle de l'acteur est maladroite, son élocution très lente. Tous ses débuts de phrases s'accompagnent d'une hésitation, d'un son qui semble se bloquer. Le mal-être du personnage, victime condamnée, déborde dans la voix nasillarde et dans le rire étouffé mais aussi dans son regard fuyant. Plusieurs caractéristiques du jeu de Phoenix sont mises en place : il enlace déjà la tristesse (il est encore trop tôt pour la mélancolie), qui se pose sur ses yeux verts de velours sombre. La sensibilité et la fragilité sont déjà là et Phoenix brise son personnage en recourant à un pathos fragile.
Quelques fresques avec James Gray
La dense collaboration du comédien avec James Gray mériterait un article entier mais ici, deux rôles entrent à part entière dans la thématique (le rôle de Willie dans The Yards étant exclu) : celui de Leonard dans Two Lovers et celui de Bruno Weiss dans The Immigrant.
Bobby Green, le personnage qu'il incarne dans La Nuit nous appartient, est lui lié à une bipolarité métaphorique car tiraillé entre deux mondes. La sensibilité prend le dessus sur l'assurance du personnage et permet à l'acteur de créer une réelle évolution de jeu au sein de la même fiction.
Two Lovers
Mais, c'est de son interprétation dans Two Lovers qu'émane avec perfection les thématiques proposées ici. Leonard tombe fou amoureux de sa voisine, fleur venimeuse, et se fond dans les bras d'une autre pour oublier son chagrin viscéral. La souffrance liée à l'amour qu'il porte à sa voisine s'inscrit comme une réminiscence : comme pour Jimmy dans Prête à Tout, Phoenix met son corps au service du malaise de Leonard. Tout s'écoule d'un inconfort : sa démarche est hésitante, il ne tient pas en place, sa voix s'essouffle.
Dans la scène du restaurant, illustration parfaite du malaise joué par Phoenix, Leonard attend celle qui l'aime secrètement et l'amant de celle-ci. Trop mobile pendant l'attente, il doit changer de place, s'inférioriser devant son rival : docile, Phoenix s'abandonne dans un pathétique d'une douceur contagieuse.
Mais, en présence de l'autre femme, Phoenix surprend par son aisance, en totale opposition avec son autre persona : c'est le début de la bipolarité.
The Immigrant
Dans The Immigrant, les intentions de Bruno Weiss ne sont pas des plus admirables. Il n'en reste pas moins un homme profondément amoureux de Ewa, jeune immigrée polonaise. Dans ce mélodrame, le visage de Phoenix est baigné dans une lumière jaune : en aimant trop, il se fait martyre à la place de Ewa et sur ses traits se pose la mélancolie de l'éternel amoureux.
Deux masques : Her de Spike Jonze
Dans Her, Spike Jonze filme une histoire d'amour hors norme (et avec un brin de prémonition) entre un homme et son programme informatique ultra-perfectionné. Alors, Phoenix s'entiche de Scarlett Johansson et joue encore une fois à l'amoureux fragile en se mettant dans la peau de Theodore Twombly.
L'amour que doit jouer le comédien, touchant ou pitoyable, les avis varient, le force à se couper du monde réel. Son personnage déniant la réalité, Phoenix joue comme un enfant et se fait lunaire. Presque bipolaire, il est entre deux mondes et souffre de l'inexistence matérielle de sa bien-aimée. Encore une fois, l'amour le condamne à la souffrance. Phoenix injecte alors l'insouciance de l'amoureux (il courre beaucoup, sourit, éclate de rire, se fiche de ce que pense son entourage), à une tristesse prédominante, symbolisée par les larmes souvent invitées dans ses yeux ou un regard dans le vide posé sur son visage éteint. L'amour brûlant, que Phoenix joue, le force à porter deux masques.
D'un pôle à l'autre avec Paul Thomas Anderson : The Master et Inherent Vice
Dans sa collaboration avec Paul Thomas Anderson, Joaquin Phoenix passe des larmes aux rires.
Dans The Master, Phoenix redevient brutal et s'empare d'une violence qu'il avait déjà pratiquée (de façon grotesque dans U-Turn de Oliver Stone notamment). Alors, en prenant les traits de Freddie Quell, Phoenix est violent, fougueux, dérangeant ou touchant, à l'image de l'imprévisibilité de son propre jeu.
Pour Inherent Vice, le comédien quitte le côté sombre et s'essaye au burlesque. En incarnant celui que tout le monde surnomme Doc, Phoenix retrouve l'incompatibilité avec le décor de son personnage dans Two Lovers, ici comique. Encore amoureux de son ex, Doc est pris d'un élan héroïque et décide de l'aider. Phoenix enchaine alors chutes et maladresse et injecte une absurdité dans sa fragilité initiale. La douleur n'est plus dramatique ici, mais entièrement psychédélique et « ironisée » par les drogues injectées par le personnage.