PAR JADE LINDGAARDLe monde de la finance prend de plus en plus au sérieux les risques que le dérèglement climatique fait peser sur les investissements. Mines de charbon et champs de pétrole pourraient perdre toute valeur si les États s'engagent contre le réchauffement global. Pour le réseau militant international 350.org, le « désinvestissement » des énergies fossiles vers les renouvelables a commencé.
Pétrole, gaz, charbon : c’est toute l’économie des hydrocarbures qui se retrouve ébranlée. Favorable à la demande, le bas prix du pétrole est mauvais pour l’offre. Si bien que de plus en plus d’analystes alertent sur le risque d’une “bulle carbone” : les actifs du secteur des énergies fossiles risquent de perdre une grande partie de leur valeur.Car à la dépression conjoncturelle du marché du brut, voulue par les pays de l’Opep pour lutter contre le gaz de schiste américain, s’ajoute un péril structurel pour le business des hydrocarbures : le dérèglement climatique. Et pour une fois, ce ne sont pas des écologistes qui l’affirment mais des analystes financiers. « Le risque climatique devient synonyme de risque réputationnel », selon Luisa Florez, analyste senior chez Axa (branche Investment managers, IM), dans une note officielle qui a aussitôt fait le tour de la planète. Ce risque « ne devrait pas être négligé dans les décisions d’investissement que les investisseurs prennent aujourd’hui » – Axa IM gère 600 milliards d’euros d’actifs. Fin 2014, la Banque d’Angleterre a informé une commission de la Chambre des communes qu’elle lançait une étude sur les risques d’une crise économique causée par les énergies fossiles en cas d’impossibilité d’extraire davantage de charbon, pétrole et gaz.
En mai 2014, Standard and Poor’s a publié un rapport sur les impacts potentiels du dérèglement climatique sur les dettes souveraines : les événements climatiques extrêmes (pluies diluviennes, inondations, sécheresses, canicules, incendies…) vont plomber les rendements agricoles, la productivité de la main-d’œuvre et aggraver la mortalité. Cela coûtera cher aux économies, réduira leurs recettes fiscales, leurs capacités d’exportation. Et risque d’endommager leurs capacités à rembourser leurs dettes.
L’agence de notation plaide donc pour la prise en compte du changement du climat parmi les critères d’évaluation des dettes souveraines. Elle a aussi créé un site dédié aux implications financières de la crise climatique.Dans une note plus directe encore, des analystes de la Deutsche Bank évoquent le risque d’un « pic du carbone » avant un « pic du pétrole ». Si les États veulent sérieusement limiter la hausse de la température globale à 2°, ils ne pourront pas forer la plupart des réserves existantes d’hydrocarbures. Dans ces conditions, « la nature du pétrole change : il n’est plus une marchandise rare dont la valeur augmente avec le temps, il devient un bien périssable qui perd sa valeur s’il n’est pas utilisé ». Les analystes citent le secrétaire d’État britannique à l’énergie, Ed Davey, craignent que les entreprises fossiles ne deviennent « les nouvelles subprimes ». Les émissions de CO2 doivent plafonner en 2020, puis baisser de 2,5 % chaque année jusqu’en 2035. Cela équivaut à une baisse annuelle de la demande de pétrole de 0,5 %, alors qu’elle augmente de 1,5 % par an depuis vingt ans. Le récent accord entre la Chine et les États-Unis implique une réduction de 10 % de leur consommation de pétrole sur les quinze prochaines années, écrivent-ils.Puits de forage de gaz de schiste, plateformes pétrolières, raffineries, gazoducs, oléoducs : il n’est plus délirant d’imaginer qu’un jour, peut-être, cela ne vaudra plus grand-chose. Ce serait un véritable séisme dans l’économie mondiale.
Si les gouvernements croient en ce qu’ils disent et que les négociations en vue de la signature d’un accord sur le climat en décembre 2015 à Paris ont un sens, le monde s’avance vers une bulle du carbone. Ce sont des actifs « bloqués » (« stranded assets »), selon le bureau d’études à but non lucratif Carbon tracker, qui estime que, les dix prochaines années, 1 100 milliards de dollars de dépenses d’investissement seront en jeu pour l’industrie pétrolière. La bulle carbone pourrait représenter 6 000 milliards de dollars. Les réserves d’hydrocarbures sont évaluées entre 4 000 et 5 000 milliards de dollars.
« Notre boulot, c’est de provoquer leur faillite politique »
Tout aussi symbolique mais bien plus significatif économiquement, le fonds souverain de la Norvège, l’un des plus gros producteurs de pétrole et de gaz, a, en 2014, retiré 32 compagnies minières (dont 16 de charbon) de son portefeuille d’investissement, à cause de leurs émissions de gaz à effet de serre. Il se désengage également des sables bitumineux, de deux entreprises américaines arasant des montagnes pour en extraire le charbon (« mountain top removal »), des cimentiers et des mines d’or. Au total, le fonds d’Oslo investit 40 milliards de dollars dans les énergies fossiles. « Notre approche veut que nous sortions des secteurs et des activités où nous percevons de hauts niveaux de risque pour nos investissements à long terme, a commenté sa porte-parole. Les entreprises qui émettent beaucoup de gaz à effet de serre peuvent être menacées par des réglementations et des changements qui pourraient faire chuter la demande. »
Joint au téléphone par Mediapart, Bill Mc Kibben, le fondateur du réseau 350.org, explique que « les gens sont en train d’anticiper que le monde va peut-être agir contre le changement climatique. Si cela se produit, les actifs liés au pétrole et au charbon deviennent instables. Nous n’avons jamais pensé que nous allons conduire l’industrie des fossiles à la banqueroute. Notre boulot, c’est de provoquer leur faillite politique. Afin qu’ils n’aient plus le pouvoir de dominer notre vie politique. Donc quand des institutions importantes ou des personnages politiques importants coupent leurs liens avec l’industrie fossile, cela les affaiblit. Les montants du désinvestissement sont moins importants que de savoir qui s’y rallie. La décision la plus frappante jusqu’ici a été celle de la famille Rockefeller. C’est la première fortune du pétrole historiquement. La décision de Stanford est aussi très importante parce que c’est probablement une des universités parmi les plus attrayantes aux États-Unis, aujourd’hui ».Tumblr, tweets, page Facebook se multiplient. Même si les 50 milliards désinvestis ne pèsent pas grand-chose en comparaison des 5 000 milliards de réserves d’hydrocarbures, le mouvement de libération des fossiles engrange les victoires symboliques, orchestrées avec un certain génie médiatique. Le lobby des énergéticiens commence à riposter, comme avec cette vidéo qui se moque des partisans de la sortie du pétrole.
En France, difficile de trouver l’équivalent de la mobilisation étudiante américaine et britannique, nos universités n’étant pas des acteurs des marchés financiers. La branche hexagonale de 350.org, Attac, les Amis de la Terre et la fondation France Libertés ont tout de même trouvé une cible : le fonds de réserve des retraites, abrité par la Caisse des dépôts et consignations pour équilibrer à terme le régime des retraites, qui détenait, fin 2013, plus de 922 millions d’euros d’investissements directs dans 60 des plus grosses entreprises mondiales du secteur pétrolier et gazier, ainsi que dans le charbon, selon l’Observatoire des multinationales. « Il est aberrant, d'un point de vue économique, social comme politique, de faire reposer le financement d'une partie de nos retraites sur des entreprises polluantes ; autrement dit de préparer l'avenir en détruisant la planète », dénoncent les associations.