Article de Vogue - Février 2015
Légende de la mode américaine, Oscar De La Renta a inventé l'élégance uptown. Féminité exaltée, exotisme et classicisme... Son chic sans esbroufe sur lequel on se retourne a conquis Hollywood et le gotha de la jet set, de Jackie Kennedy à Sarah Jessica Parker en passant par Gloria Vanderbilt. Le dernier coup du gentleman couturier : il a imaginé la robe de mariée d'Amal Clooney. Oscar De La Renta nous a quittés en novembre dernier. Il avait 82 ans.
On pourrait dire d'Oscar De La Renta qu'il fut un homme à femmes. Non dans l'acception commune, donjuanesque, du terme, mais en ce qu'il eut (comme incidemment l'empereur Héliogabale avant lui, mais avec de moins funestes consquences) l'heur et le bonheur de passer son enfance et son adolescence au sein d'un cercle exclusivement féminin, entre une mèer glamoureuse et révérée, et pas moins de cinq soeurs... Vivre dans un tourbillon de féminité virevoltante n'est sans doute pas sans laisser de traces ; et l'on verra volontiers dans cette scène familiale la source de l'exquise délicatesse et de la douceur des manières qui constitue un leitmotiv de son existence et que l'on s'accorde unanimement à lui reconnaître.
On n'en finirait pas d'aligner lse commentaires sur sa rare élégance, son charme, son urbanité et sa totale disponibilité envers autrui, doublée d'une absolue discrétion sur lui-même. Il fut un adepte résolu du victorien "never complain never explain", jusque dans la bataille contre le cancer qu'il mena sans mot dire dans ses dernières années. On y reconnaître aussi les effets d'une éducation à l'ancienne, où était essentiel le souci de la tenue, signe d'appartenance de classe. Et de fait rarement vit-on existence aussi privilégiée, à tous les sens du mot, que celle de ce sobre esthète, né en 1932 au sein de deux familles parmi le plus anciennes de Saint-Domingue.
A l'entourage évoqué plus haut, s'ajouta, ultime figure de matriarche, une imposante grand-mère maternelle, née Fiallot, qui éleva neuf enfants, s'occupa quotidiennement de sa maison jusqu'à ses derniers jours, et se voyait encore demander la permission de sortir par celles de ses filles qui, passé 60 ans, n'avaient pas trouvé à se marier. Maria Antonia, la mère d'Oscar, qui était parvenue à s'émanciper, ne sortait cependant guère de chez elle, souffrant de sclérose en plaques, et elle ne connaissait, de l'aveu de son fils, que deux passions dans la vie : jouer au poker et se rendre quotidiennement à l'église. Elle mourut alors qu'il avait à peine 19 ans, mais après avoir eu le temps de le pousser dans une carrière artistique et de l'encourager à étudier la peinture et à apprendre le dessin.
Amal et George Clooney
Arrivé à Madrid en janvier 1952, il ne tarde pas à s'adapter aux rythmes et coutumes de la vie espagnole, découvrant corrida, flamenco et autres rituels (qui devaient laisser une empreinte durable sur sa mode) ; sa capacité à se fondre, avec une aisance naturelle, dans la bonne société l'amena à trouver presque immédiatement un emploi de dessinateur dans les bureaux madrilènes de Balenciaga, alors au zénith de sa carrière. Ayant épuisé les charmes d'une capitale qui ne l'était pas, face à Paris, il quitta l'une pour l'autre en 1960 et se vit proposer, une nouvelle fois, quelques jours après son arrivée, et au détour d'une rencontre mondaine, un emploi d'assistant auprès d'Antonio Castillo chez Lanvin. C'était, rappelait-il, la grande époque de Régine, de Vadim et Deneuve et des Liaisons dangereuses, et il entra sans effort dans ces nouveaux cercles où l'on pratiquait l'excès avec style et en robe sage. Il allait cependant se lasser de jouer les seconds rôles face à un créateur qui entendait occuper seul le devant de la scène. Il comprit surtout très vite que l'avenir ne se jouait déjà plus dans une haute couture chevillée à ses privilèges, mais dans le prêt-à-porter devant lequel s'ouvraient toutes les perspectives. Lorsqu'il quitte Paris pour New York trois ans plus tard, c'est bardé de lettres de recommandation qui sont autant de sauf-conduits (rien moins en l'occurrence que celles de Jacqueline de Ribes pour Diana Vreeland, d'Edmonde Charles-Roux pour Alexander Liberman et de James Brady, le correspondant de Woman's Wear Daily à Paris, pour le déjà tout-puissant directeur du journal, John Fairchild). A peine a-t-il débarqué qu'il est engagé par Elizabeth Arden en personne et se voit saluer par WWD, organe officiel du chiffon, comme une "slim, suave, strip-suited importation". Il ne cessera d'insister ensuite sur l'importance décisive qu'eurent sur sa carrière l'anguleuse directrice de Vogue et le directeur, plus rustique, du Woman's Wear : la première le poussant à quitter rapidement Elizabeth Arden, où il était pourtant choyé, pour une marque moins prestigieuse, mais qui lui permettrait d'affirmer son style ; le second allant le chercher derrière cette marque pour le mettre en avant et lui apporter un indéfectible soutien. A ces deux éminences ne tardèrent pas à s'ajouter, tombant à leur tour sous le charme, les figures, méconnues chez nous, de ce qui constitue pourtant la véritable aristocratie en Amérique : élégantes milliardaires et mondaines, dont Truman Capote allait devenir le chantre malveillant, telles C.Z. Guest, Gloria Vanderbilt, Babe Paley et cette Jackie qui n'était pas encore O.
Ainsi adoublé, il ne fallut pas plus de deux ans à Oscar De La Renta pour présenter sa première collection en propre. Ces années-là sont celles de la révolution Courrèges et d'un néo-futurisme de bon aloi, mais l'expérimental et l'avant-garde ne sont déjà par le fort du créateur, qui a une idée très claire de sa mission : proposer une mode seyante et séduisante, qui retienne les leçons de la haute couture, mais les adapte à ces "uptown tribes of women", à ces cohortes d'Américaines bon ton qu'il se fit un devoir d'aller trouver d'un bout à l'autre des Etats-Unis, ne dédaignant aucun cocktail ni la moindre fête de charité. "Une fois passé de l'autre côté de l'Hudson, vous entrez dans un autre pays" avait-il coutume de dire, un pays avec lequel il était essentiel "to keep in touch and sell", concluait-il pragmatiquement. Le résultat ne se fait pas attendre, et il se voit gratifier dès 1967, à 35 ans de son premier Coty Award pour sa collection Route des Epices, puis de deux autres, l'année suivante, pour son ébouriffante Belle Epoque. S'il ne se veut pas révolutionnaire, le nouvel arrivé n'en est pas moins sensible à l'air du temps - à savoir celui du Flower Power - et il en tire les éléments de base d'un lexique qu'il enrichira avec le temps : travail de la broderie raffinée, jeux d'incrustation et de dentelles, accords de couleurs vibrante, patterns de motifs exubérants qui viennent animer la sagesse de la coupe... Question d'équilibre et de dosages qui ne seront pas toujours du goût de sa première épouse, Françoise de Langlade, ancienne rédactrice de Vogue à Paris, qui ne concevait d'élégance qu'invisible et ne se gênait pas, raconte-t-il ingénument, pour lui reprocher dans l'intimité son goût pour les coups de cymbale. "J'ai toujours été attiré par l'exotisme, on ne saurait dire le contraire" rétorquait-il, avouant trouver son inspiration moins dans le passé que dans les folklores et la diversité des cultures ; ce qui pouvait l'amener à rapprocher un vêtement chinois d'une robe espagnole, ou à mélanger allègrement soieries indiennes et broderies d'Europe de l'Est.
Liberté des mélanges et indifférence aux hiérarchies qui l'enracinent déjà dans le paysage de la couture américaine dont il finira par devenir un pilier. C'est qu'il tombe à pic dans ces années 70 où, sous l'impulsion de Fairchild en particulier, s'affirme, de Halston à Bill Blass ou Geoffrey Beene, une nouvelle génération de créateurs new-yorkais jusque-là effacés derrière les firmes qui les employaient. Transformation que vient sceller "la soirée qui changea pour toujours le statut de la mode américaine", à savoir la présentation organisée en 1973, à Versailles, à l'initiative de Pierre Bergé et d'Eleanor Lambert, des défilés parallèles de cinq créateurs français (Saint Laurent, Dior, Givenchy, Lanvin et Ungaro) et américains (Halston, Donald Brooks, Anne Klein, Bill Blass et le sémillant Oscar) sous les auspices bienveillant de Marie-Hélène de Rothschild. La démonstration conféra en effet à ces derniers une aura dont ils ne jouissaient pas jusqu'alors, et marqua le début d'une nouvelle ère pour la couture new-yorkaise. S'ensuit une longue success-story, et un parcours à l'élégance aussi irréprochable que celle du créateur : en parfait accord avec l'esprit ludique et léger des années 70, puis avec l'opulence décomplexée de la période Reagan, moins à l'aise avec la décennie suivante ("je n'ai pas été un très bon minimaliste dans les années 90"), il retrouve un élan avec les débuts du millénaire, et ce qu'il considère comme une nouvelle affirmation du pouvoir des femmes ("mes vêtements ont toujours recherché l'essence de la féminité, et être une femme aujourd'hui est quelque chose de merveilleux").
Elu président du Fashion Council of America de 1973 à 1976, puis à nouveau de 1986 à 1988, il lance un premier parfum à succès en 1977 et voit son empire s'accroître jusqu'à occuper trente-cinq mille mètres carrés de bureaux dans les années 2000. Seront ensuite progressivement lancés des lignes accessoires et enfants, beauté et joaillerie, des objets pour la maison ainsi qu'un secteur exclusif de robes de mariée. La haute couture qu'il avait quittée sans regret le rattrape pourtant lorsqu'il se voit confier, entre 1993 et 2002, la direction artistique de Balmain, dont il multiplie, dit-on, le chiffre d'affaires par six. Il devient surtout, outre celui de prévisibles actrices (et d'Amal Clooney en dernier lieu), le couturier d'une kyrielle de premières dames - de Nancy Reagan à Laura Bush et Hillary Clinton - qui finirent par lui conférer un statut d'artiste quasi officiel. On n'imagine guère autre créateur pour recevoir, comme cela se produisit lors d'une messe célébrée à sa mémoire le 3 novembre 2014 à St. Ignatius de New York, les hommages émus d'Henry Kissinger, de Michael Bloomberg, de Mrs Clinton et de l'incontournable Anna Wintour, sous les regards embués de Barry Diller et de Juglio Iglesias.
Nul drame apparent dans cette vie vouée au culte des apparences (si ce n'est la disparition de sa femme en 1983, à laquelle succédera sa seconde épouse, Annette, six ans plus tard) ; nul pli dans une carrière taillée dans l'étoffe de la réussite. Il fallut attendre ses 80 ans, et le mois de septembre 2012, pour voir la critique du New York Times mettre en question son autorité au détour d'un paragraphe affirmant perfidement que "M. De La Renta était plus proche du hot-dog que de l'éminence grise de la mode américaine"... Expression certes déconcertante pour qui ne sait pas, comme l'expliqua ensuite jésuitiquement la chroniqueuse, qu'elle désigne, dans le monde du surf, des figures relevant de l'esbroufe. M. De La Renta ne perçut pas l'allusion, et rétorqua en demandant à l'impertinente, dans un encart acheté à la presse, ce qu'elle penserait d'être traitée, à son tour, de "hamburger rassis, vieux de trois jours". Il y avait encore pas mal de fougue latine sous ces dehors policés. Le seul autre léger malaise qu'avoua cet homme généreux et aux manières exquises fut celui où, invité pour la première fois à la Maison Blanche, alors qu'on avait égaré son costume, il ne trouva, au dernier moment dans la boutique de l'hôtel, qu'une chemise à jabot bordée de noir, et arriva terrifié à l'idée de s'entendre dire que "pour l'orchestre de mariachis, c'était au fond à gauche"... Personne ne fit bien sûr la moindre confusion.