La Chine est en train de changer radicalement de visage. Mais le mystère demeure sur ce qui est réellement en train de se passer. Xi Jinping a affirmé au cours de la récente Assemblée du Peuple qu’elle est disposée à « défendre sa ligne politique au péril de sa vie. » Une déclaration qui a échappé aux observateurs internationaux, mais qui, pour ceux qui connaissent bien la liturgie confucéenne du Parti communiste chinois, donne la chair de poule…
Cela est révélateur de la lutte profonde et sans merci qui se déroule à l’intérieur du parti. Ces dernières années, Xi Jinping a fait incarcérer, torturer ou exécuter plus de 400 000 cadres pour des accusations de corruption ou de malversation. Parmi eux, on trouve quelques Seigneurs de guerre comme Bo Xilai, la maire d’une petite ville de 30 millions d’habitants, qui était aussi le chef des services secrets et vice-commandant de la Commission militaire du parti, et bien d’autres personnalités de rang comparable.
Entretemps au niveau international, la Chine ouvrait des contentieux territoriaux, de la mer de Chine du Sud à l’Océan indien, en général au sujet de petits ilots perdus abritant cependant de vastes gisements d’hydrocarbures, et cela aux dépens de pratiquement tous les pays frontaliers, du Japon au Vietnam en passant par la Malaisie, la Corée du Sud, les Philippines, les iles Brunei, sans compter l’Inde avec laquelle est entretien depuis plusieurs décennies un conflit territorial.
Mais dans le même temps, comme l’avait fait l’Allemagne entre le XIX et le XXe siècle en Europe même si c’était à une échelle bien inférieure, la Chine a bâtir un solide réseau d’institutions alternatives à celui du pouvoir dominant, c’est-à-dire celui des USA. Entre le XIXe et le XXe siècle, et même jusqu’en 1956 avec la crise de Suez, la puissance dominante était le Royaume-Uni, même si après la fin de la Seconde Guerre mondiale, ses groupes dirigeants avaient parfaitement compris que l’heure de la domination économique mondiale avait sonné pour les États-Unis.
Aujourd’hui, la Chine met en place un réseau d’institutions financières alternatives à celles dominées par les États-Unis et ses alliés européens. Cela a commencé par la BRICS Bank, qui regroupe le Brésil, la Russie, l’Inde, et la Chine, et s’est poursuivi avec la New Silk Road qui unit au sein du même projet d’infrastructures et de finance, des pays qui, de la Mongolie à l’Afghanistan et à la Turquie, constituent le coeur de l’Eurasie, ou plutôt, du Heartland, la route d’Alexandre le Grand, personnage auquel se Xi Jinping se compare souvent, dit-on.
Face à ces initiatives, l’Occident est resté totalement muet ; figé en Europe dans son autisme germanique et aux États-Unis par sa schizophrénie.
Il suffit de penser à la folie qui s’est emparée du Congrès américain, où la majorité républicaine a défié ce pauvre Obama totalement inconscient, en invitant Benjamin Netanyahou à venir s’y exprimer sans même avoir demandé l’aval du président, courant ainsi le risque de provoquer une profonde scission entre Président et Congrès tandis que ce dernier appuie un homme qui risque de sortir battu des élections en Israël, non seulement parce qu’il obtiendrait moins de suffrages que le nouveau centre gauche, mais surtout parce qu’il est contesté par ce qu’on appelle le Parti des retraités, formé par des cadres du Mossad et d’autres hauts gradés de l’armée. Un véritable chef-d’oeuvre, rien à redire. Le désordre se transforme en chaos.
Au milieu de ce chaos, la Chine engrange un autre résultat positif. Elle crée en octobre 2013 l’Asian Infrastructure Investment Bank, qui se donne pour mission de créer des infrastructures dans la région Asie-Pacifique, en concurrence directe avec le Fonds Monétaire Internationale (FMI), la Banque Mondiale, et la Banque asiatique de développement, cette dernière ayant son siège à Manille. Comme on le sait, ces trois institutions sont dirigées par les États-Unis et le Japon, et les Européens y tiennent un rôle important, mais secondaire. La banque asiatique de développement, dans son compte-rendu de 2010, soutenait que pour réaliser le réseau d’infrastructures nécessaires au développement de la zone eurasiatique, il fallait compter sur des investissements d’au moins 8000 milliards de dollars entre 2010 et 2020.
Jusqu’ici, rien n’a été fait et c’est pour cette raison que cette nouvelle institution financière promue par la Chine a, entre 2013 et 2014, augmenté son capital de 50 à 100 milliards de dollars grâce à l’intervention décisive de l’Inde qui a cofondé cette banque.
En bref, l’histoire veut qu’en 2014 se tînt à Pékin une cérémonie d’inauguration de la banque à laquelle participèrent, outre la Chine et l’Inde, la Thaïlande, la Malaisie, Singapour, les Philippines, le Pakistan, le Bangladesh, les Brunei, le Cambodge, le Laos, la Birmanie, le Népal, le Sri Lanka, l’Ouzbékistan et la Mongolie. Notons aussi l’adhésion importante du Koweït, du Sultanat d’Oman et du Qatar, à laquelle est venue s’ajouter en 2015 celle de la Jordanie de l’Arabie Saoudite, ainsi que du Tadjikistan du Vietnam, de la Nouvelle-Zélande et enfin de l’Angleterre qui vient d’adhérer à cette banque.
Mais c’est là que se pose un problème important, ou du moins qu’il apparait publiquement. Le Vietnam adhère aussi au Trans-Pacifique Act que les États-Unis, comme on le sait, ont mis au point dans un but anti-chinois avec les pays asiatiques et sud-américains coté Pacifique, en excluant la Chine, dans une stratégie claire d’intimidation, et de défi politique, militaire et diplomatique. Le Vietnam se positionne ainsi sur une ligne politique intermédiaire, suivant l’exemple pluriséculaire de la Thaïlande, habituée des alliances multiples à géométries variables pour garantir sa propre indépendance.
La Nouvelle-Zélande a également adhéré, elle qui aspire de façon toujours plus explicite à une politique de différenciation vis-à-vis de l’Australie, laquelle, dans le contexte du Trans-Pacifique Act, a signé avec les États-Unis un accord militaire visant clairement la Chine et s’alliant tout aussi ouvertement avec le Japon.
Mais l’information phare reste l’adhésion de l’Angleterre. David Cameron et George Osborne, le premier ministre et le Chancellier de l’Échiquier, ont été très clairs depuis le début, comme l’avait du reste annoncé The Telegraph, en disant que le Royaume-Uni avait comme principale priorité l’intérêt national.
Le problème est là. Et c’est un problème qui a eu des effets dans le contexte de l’OTAN, où le Royaume-Uni a diminué ses investissements dans l’armement, l’amenant sous le plancher des 2%, surtout dans les armes conventionnelles, alors que dans le même temps il augmentait ses dépenses sur le front des missiles nucléaires défensifs tirés depuis la mer, la terre ou le ciel.
En somme, le Royaume-Uni s’éloigne de plus en plus de l’Europe. Il regarde toujours plus le reste du monde et en particulier l’Asie, tout en conservant un comportement relativement ambigu en Afrique. En cela, les affirmations de certains observateurs disant que le Royaume-Uni s’isole toujours plus sont parfaitement infondées. Certes il s’isole toujours plus de l’Europe déflationniste, germanocentrique, et anti-russe. C’est le triomphe posthume de Margareth Thatcher, qui fut contrainte à démissionner de son propre parti, car elle ne croyait pas à la bidouille d’un euro construit à l’image du Mark allemand.
Naturellement, cette décision anglaise aura des conséquences dévastatrices en Europe, car la France, seule, ne pourra pas s’opposer à l’Allemagne, et l’Europe du Sud est profondément infectée par l’idéologie néolibérale de Tony Blair, qui n’est rien d’autre que l’autre face de l’ordo-liberalismus allemand.
Le Royaume-Uni abandonne l’Europe pour tenter de redevenir une puissance mondiale intercontinentale. Pour ce faire, elle choisit de s’allier avec la Chine dans une perspective à long terme, amplifiant par là la brèche qui, depuis la crise de Suez de 1956, l’éloigne toujours plus des États-Unis.
Face à la décision du Royaume-Uni de faire partie de l’AIIB, les USA ont réagi de façon compulsive, agacée, nerveuse comme d’habitude, sans aucune vision stratégique à long terme. En tout cas, il ne fait aucun doute que la blessure est profonde, et pour le coup, l’impuissance hégémonique des USA est apparue de façon dramatique et en pleine lumière. Toutes les familles politiques des États-Unis sont en proie au chaos, et la séparation entre les USA et le Royaume-Uni ne pourra que renforcer la Chine, et donc aussi la Russie, avec des effets inattendus également dans les pays méditerranéens. Rappelons-nous l’adhésion à cette banque de pays comme la Jordanie, l’Arabie Saoudite, le Sultanat d’Oman et le Qatar !
Il s’agit là très clairement d’une déclaration de guerre diplomatique aux USA, qui sont actuellement engagés dans des négociations avec l’Iran sur le nucléaire.
Enfin, je ne peux manquer de rappeler que cette division entre les USA et l’Angleterre ne pourra qu’avoir des conséquences aussi en Italie, pays à la souveraineté limitée et pour lequel le Royaume-Uni avait reçu des États-Unis la tâche de s’occuper de ses affaires politiques, voire plus, comme cela avait été rendu manifeste par la visite privée (sic !) de la Reine Élisabeth et de son consort au président italien d’alors, Giorgio Napolitano, un cas unique de visite privée d’un monarque à un président de la République en exercice.
Si Netanyahou perd les élections, l’influence israélienne sur la politique italienne ne pourra qu’en être profondément affectée. On me rétorquera que tout cela ne constitue que d’infimes détails du chaos mondial. Mais à ces détracteurs, je répondrai qu’avec l’État islamique à nos portes, le sort de l’Italie représente le destin de l’un des pays phares de la civilisation humaniste mondiale.
Giulio Sapelli
* * * MISE A JOUR du 17 mars 2015 * * *
Les choses semblent s’accélérer beaucoup plus que ne le laisse penser l’analyse de Giulio Sapelli, qui faisait déjà remarquer l’importante et croissante attractivité de la Chine comme concurrente des réseaux historiques de la finance mondiale. L‘information importante, aujourd’hui, diffusée par le Financial Times est qu’après le Royaume-Uni, ce sont également l’Italie, la France et l’Allemagne qui ont rejoint l’’Asian Infrastructure Investment Bank‘. Il est probable que nous allons assister dans les tout prochains mois à un profond changement des équilibres [mondiaux].
Source : mondialisation.ca