Il m’est arrivé de penser que s’engager, c’était nécessairement errer. En effet, de gauche ou de droite, nulle institution, nul parti, nulle Église, nul mouvement sociopolitique n’est exempt d’erreurs et d’erreurs graves qui trop souvent ont mené à la négation de la dignité humaine. Par contre, on ne m’enlèvera pas de l’idée qu’exister, pour un être humain, signifie s’engager — l’abstention étant elle-même une forme d’engagement. De plus, il me semble que dans notre monde, la somme d’injustices, d’inégalités injustifiables, est si grande que de se fermer les yeux est pure lâcheté. Or vivre lucidement, à mon avis, ne peut mener qu’à l’engagement en faveur des victimes du système.
Peu de choses me paraissent évidentes hormis celle-ci : nous, qui cherchons où nous engager, ferions un grand pas en avant si nous abandonnions nos fallacieuses transcendances (ce que Nietzsche appelait des arrière-mondes), transcendances qui mènent généralement l’être humain à la foi dans des eschatologies aliénantes. En ce sens, l’être humain qu’anime un réel esprit de justice, une révolte tout à fait justifiée, ferait bien de prendre conscience des vérités de l’existentialisme dont voici, me semble-t-il, les principales : l’homme, tout en étant en situation, est nécessairement libre ; il n’y a pas de nature humaine, mais une condition humaine ; il n’y a pas de sens prédéterminé de l’histoire, l’histoire des hommes n’étant que la somme des projets individuels et collectifs.
Que l’homme soit nécessairement libre est évident pour quiconque se penche sur la réalité de son action. En effet, bien qu’il soit en situation — situation qui implique des contraintes morales, matérielles et biologiques — en définitive, c’est l’homme qui interprète cette situation et qui par le fait même lui donne sens et, par extension, donne sens au monde. Cette idée de l’homme et la négation de la nature humaine sont étroitement liées. Les objets inertes et même les mammifères supérieurs sont enfermés dans leur nature ; mais le propre de l’homme, en raison de sa liberté, est de transgresser les limites qui lui sont imposées par sa biologie ou par la société. De ce qui précède, les esprits conséquents tireront la conclusion suivante : nulle transcendance (qu’elle soit chrétienne ou matérialiste) ne détermine le sens de l’aventure humaine (il n’empêche qu’il y a bel et bien une transcendance au sens existentialiste — la transcendance de l’être humain qui dépasse le monde comme être en projet — sur laquelle je reviendrai peut-être un jour).
Je disais, en début de chronique, que nulle institution ou parti n’est exempt d’erreurs, voire d’atteintes graves à la dignité humaine. Or il me semble que c’est la foi en de fausses transcendances qui trop souvent ont justifié le meurtre. En effet, qui ne serait prêt à verser le sang pour une vérité extrahumaine et absolue. Je crois pour ma part que nous serions beaucoup plus tolérants si nous concevions que l’être humain est projet et que nulle transcendance (celle de Dieu, du messianisme prolétarien…) ne peut le sauver de lui-même. Cette conviction pourrait peut-être déboucher sur un engagement véritablement humaniste et libérateur.
Notice biographique
Frédéric Gagnon a vécu dans plusieurs villes canadiennes, dont Montréal, Kingston et Chicoutimi. Il habite aujourd’hui Québec. Il a étudié, entre autres, la philosophie et la littérature. À ce jour, il a publié trois ouvrages, dont Nirvana Blues, paru, à l’automne 2009, aux Éditions de la Grenouille Bleue. Lire et écrire sont ses activités préférées, mais il apprécie également la bonne compagnie et la bonne musique.