On peut, d’un texte, faire bien des usages. On peut, respectueusement, le commenter. On peut lui appliquer telle de ces transformations dont Genette, naguère, a donné le tableau détaillé. Mais il existe des façons plus libres, plus inventives, plus gaies, auxquelles on ne saurait donner de nom. C’est celle dont relève Rimbaldiennes. Jacques Demarcq y prend, tout entier, Aden, Harar compris, le texte-Rimbaud, et entreprend de l’écouter-citer-développer-prolonger-déborder-réécrire. Il le malmène avec amour. Il l’étreint, rugueuse réalité.
Que le livre soit constitué de chapitres écrits à des périodes différentes, en l’occurrence, n’est qu’anecdotique. Il importe que se mêlent, se croisent, non seulement vers et prose, mais inventions sonores et graphiques, vagabondages en compagnie de peintres (de ceux de Lascaux à quelques autres, d’aujourd’hui), récits de fantaisie, personnages divers (Paulot Verlaine, par exemple), citations rassemblées (analectes) ou éparses, allusions, « jeux » de mots (mélanges, croisements, dérives) innombrables.
Au demeurant, lisant ce livre, on ne cesse de craindre (crainte délectable) de ne pas toujours saisir, au vol, les allusions, les citations, quelquefois déformées — de ne pas reconnaître la silhouette d’Arthur ou ses mots, chaque fois qu’ils passent.
On voit qu’il ne s’agit pas là, exactement, seulement, d’une lecture de Rimbaud, fût-elle libre, forte, mais d’une entreprise de poésie. Jacques Demarcq, d’une manière qui lui est propre, cède l’initiative au mot, aux mots, à moins (et plus) que le mot — à la syllabe, à la lettre, au son, au bruit, au dessin. À ce qu’on peut appeler, selon ses formules, le mi-peintre mi-animal de la langue (poétique). On sait, au moins depuis Les Zozios, le prix qu’il attache au chant des oiseaux, à l’équivalent que l’écriture peut en donner.
De là ces langues animales, plus ou moins ailées (volatiles, faudrait-il dire, ou écrire, avec deux ailes), dont nous devons rêver, qu’il faudrait que nous sachions entendre : galimouettias charalbatros, argoéland barapingouin, cacophonie chaloquace, phoque-song, chinoyé pensif, cormoréen, nhipponcampe, papoulpe, huîtroquois, frégaztèque ou jivarorqual, abyssinal tohu-bohu tarahumarin… Imaginant des langues, fabriquant des mots, inventant des sons, Jacques Demarcq ne cesse d’inventer du réel — léger, drôle, abondant, illimité.
Rimbaldiennes, en ce sens, est un « art poétique ». On trouve dans ce livre, à la fois dispersée et claire, une réflexion sur la langue qu’on nomme poésie, sur ses pouvoirs, sur ce que nous pouvons, hommes que nous sommes, parlêtres — parlêtres et paysans —, attendre de la « poésie ». Afin de posséder la vérité dans une âme et un corps.
Tout cela prend, évidemment, un sens politique. Lequel se concentre dans le dernier poème, intitulé « Lampedusa », qui dit la misère de ceux dont les bateaux ivres tâchent, comme on sait, de gagner l’Europe aux anciens parapets.
[Jean Renaud]
Jacques Demarcq, Rimbaldiennes, Atelier de l'Agneau, 2015.