Kemonozume
La belle ou la bête
L'age d'or de la japanimation serait-il révolu ? A l'heure des bilans annuels de plusieurs grands éditeurs réputés, les chiffres ne sont certes pas alarmants, mais une chose est néanmoins certaine : le marché de l'animation japonaise devient de plus en plus saturé. Alors que le nombre d'éditeurs et de séries mises sur le marché semble croitre à une allure exponentielle, le secteur peine à retrouver son souffle. Les animes se suivent mais se ressemblent, les prises de risque sont minimes, à croire que l'imagination et la créativité des scénaristes et producteurs semblent s'effacer devant les intérêts commerciaux des éditeurs. Dans ce monde en manque d'inspiration, il fallait qu'un vent de fraicheur souffle, balayant les étiquettes des genres préconçus. Kemonozume s'affiche ainsi indéniablement comme la série providentielle, portée par une identité visuelle inédite et une créativité sans limite. Derrière ce projet un peu fou, une personnalité marginale du monde de l'animation : Masaaki Yuasa.
Masaaki Yusua, portrait d'un anticonformiste
Né le 16 Mars 1965, il commence sa carrière dans l'animation dès 1987 en officiant au sein du studio Asiado, se faisant remarquer par ses travaux sur les séries Chibi Maruko Chan en 1990, ou encore Crayon Chi Shan. Animateur free-lance débordant d'idées, il rejoint pour la première fois le Studio 4°C en 1997 en tant que directeur de l'animation et chara-designer sur le court-métrage Noiseman Sound Insect, oeuvre phare d'un certain Koji Morimoto. Développant une animation ultra dynamique en apportant du mouvement aux décors, il connaitra son premier succès personnel en tant que co-réalisateur, storyboarder, chara-designer, directeur de l'animation et scénariste du court-métrage Nekojiru So, qui obtiendra de nombreuses récompenses dans des festivals reconnus. Artiste novateur et créatif, il se plait à explorer des univers inconnus, aussi bien au niveau de l'ambiance visuelle que sonore. Son premier long-métrage, Mindgame, développé en 2004 au sein du décidément prolifique Studio 4°C, fait office de véritable ovni au sein du marché de l'animation. Mélangeant allégrement animation 2D, 3D ou prises de vue réelles dans une avalanche de couleurs et de formes, vainqueur du prix du meilleur film toutes catégories confondues au Fantasia Film Festival de Montréal en juillet 2005, Mindgame est un long-métrage qui fera date dans l'histoire de l'animation, permettant à Masaaki Yusua de jouir d'une réputation grandissante. Alors qu'il travaille actuellement sur le projet omnibus Genius Party du Studio 4°C, il entreprend en 2006 de réaliser une série en 13 épisodes baptisé Kemonozume. Et quand un créateur insatiable comme Yusua rencontre pour l'occasion un studio d'animation de renom comme Madhouse, le résultat ne peut que valoir le coup d'oeil !
Récit d'un amour impossible
« Dans les temps anciens, quand les dieux avaient encore forme humaine, un homme une femme qui allait leur être sacrifiés. Ces deux-là subirent la colère divine et se changèrent en esprits malveillants ne pouvant survivre qu'en se nourrissant de chair humaine. Maudissant leur sort, ils continuèrent à vivre ainsi. Leurs descendants sont aujourd'hui mêlés aux humains, et vivent en secret parmi eux ». Après cette mise en bouche sur fond d'images tribales du plus bel effet, l'opening débute sans tarder et annonce de suite la couleur : un déluge de formes et d'images, de couleurs et de corps difformes et étranges, le tout sur une musique entrainante teintée de jazz. Le conventionnel est déjà loin, place à la créativité et à l'excentricité.
S'étalant sur 13 épisodes, Kemonozume met en scène un japon hors du temps où, au milieu d'une population crédule et ignorante, se terrent les Shokujinki, créatures dévoreuses de chair pouvant prendre forme humaine. Pour leur faire face, une société secrète ancestrale, le Kifuuken, se voue à les exterminer. Le destin du Kifuuken va radicalement basculer le jour où Toshihiko, fils adoptif du maitre, va croiser par hasard la route de Yuka, une ravissante jeune fille dont il va tomber éperdument amoureux ; jeune fille ravissante en apparence seulement puisque derrière le visage angélique et la beauté parfaite, Yuka est en vérité une Shokujinki. Refusant de se plier aux lois qu'il avait juré de servir, Toshihiko va s'enfuir avec sa bien-aimée au prix de sa liberté et de son honneur, s'attirant les foudres de son clan, désormais dirigé par son demi-frère, l'impatient et ambitieux Kazuma. Débute alors une fuite éperdue, où les deux amoureux vont désespérement tenter de forcer un destin impossible et vivre pleinement leur amour.
Sorte de Roméo et Juliette des temps modernes, Kemonozume est d'abord une histoire d'amour impossible entre deux mondes que le destin a opposé. D'un coté le Kifuuken, incarné par Toshihiko, défenseur de l'histoire et des valeurs de son clan, qui a voué sa vie à la voie du sabre et à l'extermination des Shokujinki. Escrimeur hors pair, il ne parvient cependant pas à achever ses adversaires. En effet, au moment fatidique de donner la mort, des images mystérieuses de sa mère décédée viennent le hanter et provoquer quelques gènes intestinales pour le moins invalidantes en plein combat... De l'autre coté se trouve Yuka, jeune femme qui cache en elle l'apparence affreuse du Shokujinki, qu'elle parvient tant bien que mal à maitriser, comme une malédiction qui la touche inexorablement. Sa fragilité apparente et son envie de croquer la vie à pleine dents masquent un sentiment de honte et de peur envers sa véritable nature de prédatrice et de monstre dévoreuse de chair. Entre ces deux mondes donc, rien ne paraît pouvoir les rapprocher sinon la mort. Mais c'est pourtant l'amour qui va naître entre Yuka et Toshihiko. Un amour sincère et passionné, parfaitement crédible à l'écran, aussi bien dans la complexité des rapports d'un amour naissant et maladroit que dans la difficulté de la vie sexuelle d'un couple dont le désir trop fougueux de la femme pourrait faire ressurgir ses instincts meurtriers de monstre.
Entre modernisme et traditions
Loin de se contenter de présenter une simple histoire d'amour, Kemonozume développe en parallèle l'évolution difficile du Kifuuken au sein d'un monde changeant et évolutif, placé sous le signe du profit et du pouvoir. Là où Toshihiko était partisan d'une organisation conservatrice de son clan, privilégiant la voie ancestrale du sabre ; Kazuma prone le modernisme avec l'utilisation d'armes sophistiquées pour l'anéantissement des Shokujinki. Son demi-frère désavoué, c'est donc logiquement ce dernier qui va prendre la tête du Kifuuken. Malheureusement, d'un naturel bien trop impulsif et présomptueux, Kazuma va se heurter à une réalité bien plus dure qu'il ne l'aurait crue. En effet, comment faire prospérer une société secrète agissant dans l'ombre du grand public lorsque le monde est régi par l'argent, le profit et la quête de pouvoir. A ce choc des cultures vont s'ajouter les agissements douteux d'un ancien membre du Kifuuken, agissant dans l'ombre pour le contrôler et répandre un mystérieux produit. Car les origines du clan et de ses membres demeurent également une source de mystère, notamment concernant l'existence d'une technique ancestrale, le Kemonozume, qui permettrait à tout homme de s'approprier la force des Shokujinki.
Mélangeant ainsi intrigue et romantisme, trahison et amour, Kemonozume jouit d'un scénario fouillé et dense, jouant sur un mélange des genres à la hauteur de l'imagination créative débordante de Masaaki Yusua. Le drame côtoie la passion, l'action côtoie l'angoisse, mais l'humour et le burlesque sont toujours au rendez-vous. De situations décadentes parfois même dérangeantes en dialogues décalés et inédits, les épisodes se suivent mais ne se ressemblent pas, et la galerie de personnages allant du détective géant au grand cœur au singe malicieux et expert en arts martiaux qui aura une place décisive dans l'avenir de Toshihiko, ne vient que conforter ce sentiment de déluge créatif, parfois totalement décalé, mais toujours maitrisé à la perfection.
Visuellement décalé et novateur
Alors qu'il multiplie les collaborations avec les studios 4°C, c'est pourtant avec le célèbre studio Madhouse (Death Note, Trigun, Beck, Paprika, etc...) que Masaaki Yuasa va développer et mettre sur pied ce projet un peu fou. On aurait pu craindre que le génie créatif de l'auteur soit freiné par les impératifs commerciaux d'un tel nom de l'édition d'animes, et pourtant il n'en est rien, bien au contraire. Le parti pris graphique explose à l'écran dès les premières séquences, s'éloignant indéniablement des productions habituelles. Le trait en apparence gauche et malhabile du chara-design contraste la finesse de décors, dont les textures figées empreintes de couleurs donnent un aspect de peinture entre impressionnisme et surréalisme. Un jeu de lumière toujours en mouvement, soulignant sans cesse les actions et émotions des personnages, accentue le caractère singulier de cet anime. L'animation est quand à elle tout simplement déconcertante de dynamisme et d'ingéniosité. Les personnages semblent se déshumaniser lors des phases d'action, s'apparentant alors à un déluge d'êtres difformes aux traits volontairement grossiers et disgracieux, s'entremêlant dans des combats dénués de tout plan fixe, ultra stylisés et décidément envoutants. Les fans de Mindgame s'y reconnaitront, et ne seront pas dépaysés par l'insertion d'éléments 3D ou de prises de vue réelle au beau milieu d'une scène. Non content d'offrir une ambiance unique servie par une bande-son signée Megumi Wakakusa mélangeant jazz, blues et sons électroniques pour un ensemble rétro du plus bel effet, Masaaki Yusua laisse s'exprimer son talent inné de réalisateur en utilisant des cadrages et plans inédits au timing millimétré parfaitement maitrisé, ne laissant aucun moment de flottement dans la narration. Le spectateur est tour à tour choqué, séduit, bluffé et ne peut que rester envouté devant cette avalanche d'images, de formes et de couleurs qui s'entrechoquent au sein d'une animation saisissante de dynamisme et de fluidité.
Que dire d'autre pour conclure sinon que Kemonozume fait parti de ces perles rares de l'animation japonaise à coté desquelles il serait criminel de passer ! Qu'on aime ou qu'on déteste, on ne peut dans tous les cas pas rester indifférent devant une telle innovation graphique dans un milieu où la créativité se fait de plus en plus rares. Après l'ovni Mindgame, Masaaki Yuasa signe une nouvelle fois une œuvre à part, hors des cadres et impératifs commerciaux d'un marché saturé et en manque d'inspiration.Gageons qu'un de ces quatre matins un éditeur français saura trouver cette perle rare et la distribuer dans nos contrées. Douce utopie certainement...l'avenir nous le dira.
Kemonozume
Année de diffusion: 2006
Titre original: Kemonozume
Nombre d'épisodes: 13
Studio: Madhouse
Réalisateur : Masaaki Yusua
Character-designers: Nobutaka Ito
Musique: Megumi Wakakusa
Spiky
Crédits images : Catsuka
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