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Après avoir émoustillé nos papilles otiques en 2014 avec un EP, Sky Osc Dealer / Hondartza, qui exhibait sans retenue une nouvelle approche de son projet Bajram Bili, Adrien Gachet continue à se libérer progressivement des influences psych qui dominent habituellement ses productions pour épouser une approche de plus en plus électro kraut. Dans Saturdays With No Memory, un album de huit titres à paraître chez Another Record, label du monacal Babe, des spationautes de Satellite Jockey ou encore des krauteux de The Finkielkrauts, Adrien se lâche sur la boucle et la réverb pour proposer un paysage musical qu’on perçoit surtout par écholocation. C’est une approche analogique qui répercute les ondes d’un relief à la texture fuyante, à la consistance théorique, évanescente, jusqu’à ce retour plus intense du flux qui nous projette devant la réalité sonore de l’obstacle, sa tangibilité. On n’est pourtant pas sorti du tipi, car les influences psych ésotériques sont encore présentes, entre autres dans les thèmes de ces titres à la formulation obscure et dans les interminables modulations progressives hurlantes. Pour préparer la sortie de cet album le 11 mai prochain, Adrien s’ouvre dans un entretien spécial, et nous fait l’honneur de nous confier un son exclusif.
J’ai lu que le Bajram fête la fin du ramadan. C’est un terme d’Europe de l’Est aux racines turques. Y a-t-il un lien avec une sensibilité particulière pour ces pays et leur culture ? Et pourquoi Bili ?
Tu sembles plus renseigné que moi… C’est juste un pseudo. J’ai fait la connaissance de quelqu’un qui s’appelle Bajram. Cette rencontre a été importante pour beaucoup de raisons, plus ou moins conscientes. Utiliser ce prénom comme une partie de mon pseudo est apparu comme une évidence. Puis je trouvais que ça collait bien avec Bili, que j’avais déjà. Ce nom fait quant à lui référence à de nombreux souvenirs d’enfance…
Comment est né le projet Bajram Bili ? Tu as toujours été seul ?
Ce projet a vu le jour dans une période assez difficile pour moi, fin 2008. Je ne vais pas entrer dans les détails mais j’ai connu beaucoup de soucis relationnels avec toute une bande d’amis que j’avais à l’époque… Avec certains d’entre eux, on jouait dans le même groupe, tout était compliqué et ça a déclenché d’autres problèmes plus personnels chez moi. Peu à peu, j’ai commencé à voir les choses autrement, à reprendre confiance. Quelques rencontres m’ont aidé, puis j’ai décidé de prendre un nouveau départ, avec également un nouveau projet musical. Il a tout de suite été clair que Bajram Bili serait une aventure en solo.
Tu es installé à Tours ; c’est la ville où tu as grandi ? Pourquoi choisir de rester là-bas plutôt que t’installer à Paris comme beaucoup de tes coreligionnaires ?
J’ai grandi dans une petite ville, près d’Orléans. Je suis arrivé à Tours en 2009, même si je connaissais déjà assez bien. J’ai fait pas mal de rencontres en arrivant ici, c’était important. J’y ai trouvé un bon équilibre. Vivre à Paris serait tout simplement impossible, je ne m’y sens pas à l’aise… Y passer deux ou trois jours, c’est le maximum pour moi.
Tu as déjà joué avec Zombie Zombie. Vous partagez avec Jaumet cette approche particulière qui intellectualise le rapport à la machine. On dirait que vous vous refusez la facilité des séquences trop programmées ou trop convenues, ce qui laisse une grande part à l’improvisation. Pourquoi la technicité semble-t-elle si importante pour toi ?
J’aime sentir qu’il y a une vraie relation entre mes instruments et moi. Je cherche à les connaître… Avec le temps, je me découvre plus patient que je ne l’étais. J’explore davantage d’instruments à l’architecture différente de ce que je connais déjà. Quels que soient le clavier ou la boîte à rythmes que j’ai devant moi, j’essaie très vite de m’en servir d’une façon qui permette de laisser beaucoup de place à l’improvisation, aux modulations en tous genres, de manière volontairement imparfaite.
Je le dis souvent, mais la musique électronique trop figée, trop parfaite au niveau de la programmation, ne m’intéresse pas. Cette musique me plaît lorsqu’elle est accidentée… Sur une ligne de synthétiseur, les éléments perturbateurs, si je puis dire, peuvent être d’une grande sensibilité, procurer beaucoup d’émotions. C’est ce que j’aime.
D’un point de vue technique, je séquence uniquement des suites de notes et des patterns en amont. Il n’y a aucune programmation de control change, d’effet, etc. Tout ça, je le fais en direct sur les machines, sur scène comme en studio. Etant donné que les séquences modulent presque tout le temps et d’un peu partout, ça demande un peu de « gymnastique » mais c’est bien plus vivant ! Je n’utilise pas d’ordi sur scène. J’ai un Octatrack mais il sert presque exclusivement à envoyer la clock, les séquences MIDI et les patterns dont je parlais. Des patterns que j’essaie toujours de concevoir d’une manière très libre, et il n’y a aucun sample (à part deux ou trois bouts de voix par-ci, par-là). Il me paraît inconcevable de ne pas apporter les vrais synthés sur scène. Le son doit venir de là en direct et en plus des traitements, je joue quelques plans par dessus. Je pourrais parler de ça pendant des heures. Bref, c’est vrai que cela peut demander un certain apprentissage, un peu de connaissances techniques, mais c’est tellement intéressant… !
Au niveau des influences, au-delà de ton background psych, on perçoit une dominante de plus en plus kraut dans tes compos, à rapprocher davantage de Tangerine Dream que de Kraftwerk, avec des séquences tout en modulations et réverb. Pourtant, on sent plus chez toi l’envie de redéfinir leur approche que de simplement leur offrir un revival. Quel est ton rapport à ces courants musicaux et comment te les réappropries-tu ?
Je n’ai absolument jamais pensé au fait d’offrir ou non un revival. Je fais juste ce que j’aime. Mes influences sont assez larges. Le piano a une grande importance pour moi. J’ai commencé très jeune, à l’âge de 4 ans, et n’ai jamais cessé d’en jouer depuis. A la maison, on écoutait beaucoup de musique psychédélique des années 70, mais aussi de la musique classique, du jazz… Cela m’a suivi plus tard dans mon adolescence, et encore maintenant. Jouant du piano, j’ai vite été curieux d’essayer d’autres claviers, notamment les synthétiseurs. Après, c’est vrai que j’ai eu une (assez longue) période guitare et rock psyché, shoegaze, mais toujours avec l’idée d’intégrer des sons électroniques.
J’ai découvert le krautrock assez tard. L’une de mes références ultimes dans le genre est Cluster, avec l’album Zuckerzeit. L’idée d’un mélange entre kraut, electronica à ma façon m’a parlé assez rapidement. Je sentais qu’il y avait un truc assez personnel à faire mais j’ai mis un certain temps à trouver le point d’équilibre, en intégrant d’autres éléments. Je n’ai pas spécialement en tête l’idée de redéfinir telle ou telle approche, je pense d’ailleurs qu’il ne faut pas le chercher à tout prix. Les choses doivent être naturelles. Néanmoins, je trouve dommage que beaucoup d’artistes électro limitent la musique électronique à… la musique électronique, au niveau de la vision, des influences, du son.
Actuellement, quelqu’un comme James Holden, lui, redéfinit une approche. C’est un musicien absolument incroyable ! Son évolution est très intéressante. Je me souviens qu’il y a une dizaine d’années, c’est en écoutant son remix pour Nathan Fake (The Sky Was Pink) et en découvrant le son Border Community que mon envie d’aller vers l’électronique s’est intensifiée. Je le sentais déjà, mais c’est comme si ça m’avait poussé davantage… J’avais 20 ans à l’époque, et j’avais l’impression que quelqu’un arrivait à faire quelque chose qui rassemblait ce qui m’avait marqué par le passé et les sonorités plus modernes que j’écoutais aussi. Le tout avec des instruments électroniques, ce qui me fascinait depuis tout petit. C’était une sorte de déclic mais comme je le disais, de mon côté cela m’a pris un certain temps avant d’arriver à quelque chose qui me plaise sincèrement.
Depuis Sequenced Fog, ton workflow semble avoir évolué, les mélodies ont gagné en complexité, le rythme s’éloigne du psych classique pour prendre une tournure plus électro pop, par exemple sur Parallel Sea, Empty Glass ou Hondartza, qui peut facilement se danser en club. Ça n’a plus rien à voir avec l’ambiance de You’re A Ghost In A Tipi. Qu’est-ce qui explique une transformation aussi perceptible en trois albums ?
Tout d’abord, c’est peut-être jouer un peu sur les mots, mais You’re A Ghost In A Tipi et Sequenced Fog sont des EP et non des albums. Ils sont assez longs, c’est vrai, mais la façon dont je les ai pensés n’est pas celle d’un album. Dès le premier EP, je savais que dans l’esthétique, j’en arriverais là où j’en suis maintenant. Ca peut sembler un peu étrange mais la transition est pour moi assez naturelle. Je trouve qu’il y a des éléments en commun sur ces trois disques.
Il faut aussi avouer que pendant un certain temps, j’ai eu un peu de mal à choisir. J’ai toujours préféré les claviers mais j’aime aussi les émotions procurées par une guitare répétitive, psychédélique… Il y a encore deux, trois ans, je sentais que si j’avais sorti un disque avec autant de synthés que maintenant, cela n’aurait pas été assez abouti. Ça rejoint un peu ma réponse à la question précédente. J’avais le sentiment de ne pas être encore allé assez loin dans ma démarche de création avec ces instruments. Du coup, je restais sur les guitares avant de me sentir prêt et de basculer.
Tu évoques Parallel Sea, Empty Glass… Pour moi, ce morceau est la parfaite illustration de la transition entre Sequenced Fog et l’album. Hondartza a quant à lui une approche plus live.
On sent chez toi le besoin d’expérimenter en continu. Ton album est prêt depuis quelque temps maintenant, et j’imagine que tu as continué à torturer tes machines pour explorer de nouvelles pistes. Envisages-tu une nouvelle approche pour tes prochaines sorties ou celle que tu as développée aujourd’hui te convient ?
En effet, j’ai un peu de mal à rester en place. J’ai déjà composé de nouveaux morceaux. Certains d’entre eux seront joués dans le nouveau set live. Mon approche reste la même, pour le moment. Il y a encore beaucoup de choses à faire, ainsi ! Ces nouveaux titres sont un peu à l’image de Sky Osc Dealer, je dirais. Mais je n’aime pas refaire ce que j’ai déjà fait. Donc…
Tu as quoi avec les tipis ? Entre You’re A Ghost In A Tipi, ton EP de 2011, qui se conclut sur le morceau Tipi, et Bright Tipi sur ton LP à venir, on dirait que tu subis l’influence d’un chaman. Tu prends du peyotl ?
Si tu écoutes bien, le thème principal de ces deux morceaux est le même. Donc ceci explique cela. J’ai toujours trouvé, sans raison particulière, qu’il y avait une sorte de côté mystique dans la forme du tipi et dans la prononciation de ce mot. Et je fais une petite fixation sur les formes triangulaires. Tipi est un morceau assez ancien. J’en ai composé une première démo en 2006. Je me souviens que tout mon matériel déconnait et que j’étais allé chez un ami faire cela en une soirée. Les deux versions enregistrées depuis sont bien plus chouettes. Je trouve que celle présente sur l’album est plus lumineuse, d’où le « bright ».
Approfondissons : comment réfléchis-tu à tes titres ? Quel contexte les détermine ? Il y a peu de paroles dans tes morceaux, c’est difficile de contextualiser, d’autant que certains titres comme Sky Osc Dealer ou le laconique XCVI (96 en chiffres romains, ndlr) sont confondants.
C’est parfois compliqué de trouver des titres à des morceaux instrumentaux. Souvent, c’est ce qui m’a inspiré pour composer qui détermine le titre, tout simplement, ou bien les images que cela m’évoque une fois le morceau plus avancé. Après, quand je n’ai vraiment pas d’idée, il y a quelques private jokes ! Les deux titres dont tu parles dans ta question n’ont pas été donnés au hasard, ils ont une signification particulière pour moi : très personnelle pour XCVI et plus abstraite pour Sky Osc Dealer. Je crois d’ailleurs que Sky Osc Dealer est le nom de morceau le plus cool que j’ai trouvé ! A titre indicatif, le mot « osc » fait référence à « oscillateur » (comme on le voit souvent écrit sur un synthé).
Pourquoi avoir donné à l’album le nom du morceau le plus doux, classique et mélodique des huit pistes qui le composent ?
Tout l’album tourne autour d’un même thème, une sorte d’obsession… Le rapport au temps qui passe, à la nostalgie, la peur d’oublier des souvenirs, de ne pas prendre le temps, d’effacer des choses ou, à l’inverse, d’être trop affecté au point de ne pas vivre normalement. J’étais décidé depuis longtemps sur le fait d’appeler cet album Saturdays With No Memory. Le morceau en lui-même propose une vision assez contemplative de tout ce que je viens de décrire. En ce sens, il représente bien le disque. C’est un peu comme si ce morceau « regardait » tous les autres avec plus de recul, de sagesse. C’est aussi pour cela que c’est le dernier… Le reste de l’album étant très agité, avec plusieurs émotions qui se mélangent.
ndlr : La piste 8, XCVI Re-Engineering figure uniquement sur l’édition digitale comme titre bonus. C’est un edit du morceau XCVI Part I présent sur Sequenced Fog.
En live, il t’est arrivé d’être accompagné d’une guitare, et maintenant d’une batterie, analogique ou numérique. À quel moment de tes compositions envisages-tu d’intégrer ou non des instruments ? Réfléchis-tu aux formations live au moment de créer ?
Je passe beaucoup de temps à choisir mon matériel et avant de commencer à travailler sur un nouveau set live, je regarde mes instruments, je repense à leur son, leurs possibilités, la complémentarité qu’ils peuvent avoir entre eux et je finis par dire : toi, je vais t’emmener pour cette fois, toi aussi, toi non, etc. C’est amusant, et c’est une chance, j’en suis bien conscient. Au moment de la composition, c’est différent. Je commence très souvent à créer en improvisant un thème au clavier. Ce n’est qu’après que je choisis quel synthé utiliser, quelle boîte à rythmes, ou bien des éléments plus acoustiques…
Pour les collaborations, c’est au feeling, selon les morceaux qui vont être joués sur scène, l’état d’esprit que je recherche. Actuellement, je me sens très à l’aise avec cette configuration synthés analogiques + kit batterie minimaliste.
Quant au fait de réfléchir au live au moment de créer un morceau, je dirais que j’y pense peut-être un peu plus qu’avant, mais pas vraiment. Ce sont de choses différentes dans mon esprit, mais néanmoins complémentaires. Souvent, le live me sert de terrain d’expression pour des morceaux que je n’ai pas encore finalisés.
Prévois-tu d’intégrer d’autres instruments plus analogiques ?
Tous les instruments de mon set sont déjà entièrement analogiques. C’est donc difficile de faire plus ! Après, peut-être que ta question fait référence à du matériel plus vintage… J’en ai, je l’utilise en studio mais j’ai cessé de l’apporter sur scène. C’est lourd, fragile, pas toujours pratique, etc. Et je ne fais pas partie de ceux qui pensent que tel ou tel synthé analogique old school sonne forcément mieux qu’un synthé analo actuel, surtout en live. Il y a de tout, dans ce domaine. J’aime le grain analogique, je ne peux pas faire sans, mais l’âge du matériel m’importe peu. Je suis assez curieux, je prends le temps de me demander comment tel ou tel instrument peut m’être utile.
Comment s’est passée la signature chez Another Record ? Qui a fait le premier pas et comment se passe la collaboration ?
Avec Adeline, on se connaissait avant de parler d’une éventuelle collaboration. Cela fait partie des belles rencontres que j’ai faites en arrivant à Tours… Beaucoup de bons souvenirs ! Au moment où je faisais les démos de You’re A Ghost In A Tipi, j’ai eu envie de les lui faire écouter, puis on a décidé de sortir ce disque ensemble, ainsi que les suivants. Elle m’accorde une très grande confiance, je lui en suis très reconnaissant. On travaille bien, avec l’envie constante de faire grandir le projet, mais on se retrouve aussi régulièrement dans le même bar pour boire des coups !
Comment s’organise la tournée promo ? Quels villes et pays ? As-tu un message à lancer ?
Ça démarre plutôt bien, les premiers retours sur l’album sont très bons. Pour le live, j’ai désormais la chance de bosser avec Zoobook Agency, ce sont des gens adorables. Tout se met en place, c’est cool. Je n’ai pas encore d’info à donner sur les dates de tournée mais on y travaille, ça devrait arriver bientôt ! J’essaierai aussi de jouer un peu dans d’autres pays d’Europe. On verra bien…
Tu as offert à Hartzine l’exclusivité d’un son inédit, à découvrir sur ton album le 11 mai prochain, peux-tu nous expliquer pourquoi ce choix ?
A Fear Of Time Elapsing est le morceau le plus « différent » de l’album, je trouve. Il amorce la seconde partie du disque, je trouve intéressant que ce soit ce titre qui soit dévoilé après Sky Osc Dealer.
Audio
Bajram Bili – A Fear Of Time Elapsing