Titre original : There Will Be Blood
Note:
Origine : États-Unis
Réalisateur : Paul Thomas Anderson
Distribution : Daniel Day-Lewis, Paul Dano, Kevin J. O’Connor, Dillon Freasier, Ciarán Hinds, Russell Harvard…
Genre : Drame/Adaptation
Date de sortie : 27 février 2008
Le Pitch :
Au tout début du 20ème siècle, Daniel Plainview découvre par accident un gisement de pétrole. Très vite, l’or noir se transforme en or tout court, apportant le pouvoir à l’homme, qui devient un expert en affaires, froid et ambitieux. Plainview parcourt désormais l’Amérique pour acheter les terres riches en pétrole, manipulant et exploitant les propriétaires. Un séjour en Californie l’amène à rencontrer la famille Sunday, et un jeune pasteur et faux prophète calculateur du nom d’Eli qui se dresse entre lui et ses projets, demandant sa part du gâteau. Au fil des années, une sauvage rivalité perdure entre les deux hommes, alors même que le succès et l’avarice impitoyables de Plainview progressent tel une gangrène, menaçant à la fois son empire et sa santé mentale…
La Critique :
Ses yeux sont plissés et perçants, la majorité de son visage dissimulée derrière une énorme moustache. Il parle d’une voix grave et majestueuse, avec le même côté rassurant que l’acteur/réalisateur John Huston ; sa gestuelle est filiforme et maladroite. Il s’appelle Daniel Plainview, l’antihéros misérable et cinglé au centre de There Will Be Blood, l’épopée cruelle, incroyable et complètement tarée de Paul Thomas Anderson sur le pétrole, la religion et la misanthropie au début du 20ème siècle. Et tel qu’il est joué par Daniel Day-Lewis, c’est l’un des plus grands monstres du cinéma de notre temps.
On commence en 1898, mais toute ressemblance avec 2001 de Kubrick est entièrement intentionnelle. Dans une ouverture muette stupéfiante (pas un mot n’est prononcé à voix haute pendant les premières vingt minutes du film), nous observons les débuts modestes de Plainview dans les bottes solitaires d’un mineur d’argent, en train de faire seul le travail de dix hommes. C’est une tâche qui finit par le briser – au sens propre – quand une sale chute lui casse la jambe. Ceci est la première fois que Plainview semble être vulnérable…ou même humain, et ça sera la dernière : à moitié enterré vivant, il fait la découverte accidentelle du pétrole, se hisse hors de son trou pitoyable et se traîne à travers le désert pour revendiquer son droit. On saute ensuite d’année en années, le voyant construire les fondations d’un empire.
Trimballant partout à ses côtés un orphelin silencieux qui fait office de fils autant que de partenaire, histoire de pouvoir appeler son opération « une entreprise familiale », Plainview dévore les terres avoisinantes riches en pétrole de l’Ouest de l’Amérique, offrant aux fermiers péquenauds plus d’argent que ce qu’ils attendaient, mais évidemment beaucoup moins quz ce qu’ils ne méritent, encadrant sa paranoïa monomaniaque sous les aspects d’un pionnier qui a le cran de se salir les mains. Il traite plus son gamin comme un accessoire et l’appelle H.W. (on n’apprend jamais la signification de ces initiales).
Plainview se heurte à des problèmes dans la ville de Little Boston, une communauté désolée de chevriers avec un océan de pétrole bouillonnant juste en-dessous de la surface. Le révérend Eli Sunday semble voir très clair dans le jeu de l’homme d’affaires, mais loin d’être outré par l’exploitation de sa famille, il fait de son mieux de jouer la fausse piété pour s’assurer que lui et sa nouvelle église reçoivent une belle part du gâteau. Interprété par Paul Dano, le jeune pasteur fait savoir qu’il acceptera joyeusement les contributions généreuses de Mr. Plainview, et les deux esprits fins s’affrontent dans une bataille passive-agressive du génie et de l’imbécile qui s’éternisera pendant des décennies.
Dano, avec son visage pâle et lunaire et sa voix aiguë et gémissante, est un faire-valoir fascinant pour la force de nature caverneuse et intensément physique qu’est le Plainview de Day-Lewis. La gaminerie pleurnicheuse du jeune gaillard cache une fourberie aux dimensions inattendues – approchant Plainview avec l’implication qu’ils sont tous les deux des escrocs jouant des versions différentes du même jeu, il lui colle à la peau comme un ver et l’irrite pendant deux décennies. La haine de toute une vie est fondée.
Mais en même temps, tout le monde colle à la peau de Daniel Plainview. « Plus j’observe les gens et moins j’ai envie de les aimer… » avoue-t-il à un demi-frère qui est devenu rien de plus qu’un étranger pour lui, lors d’une rare soirée d’ivresse et d’introspection. Day-Lewis prononce le mot « gens » comme s’il allait en vomir. Même le nom « Plainview » (« regard simple », en anglais) semble avoir une connotation ironique, alors qu’en fait c’est plutôt un titre descriptif qu’autre chose : Daniel Plainview n’est pas compliqué – il est exactement l’homme qu’il semble être…pour le spectateur, du moins.
Cela pose peut-être problème aux publics d’aujourd’hui ; certains d’entre nous ont tendance à être pré-conditionnés par des décennies de narration moderne et postmoderne. On s’attend à ce que des âmes étranges et maléfiques finissent par être « expliqués » par un défaut ou une injustice du passé, en écho très lointain aux bases posées par ce monument de Citizen Kane. Sauf qu’ici, il n’y a pas de Rosebud ; Plainview est une créature dont l’unique dessein est de faire fortune. Et c’est ce qu’il fait, sans regrets, sans manques, sans pitié.
There Will Be Blood marque une brusque rupture dans les habitudes de Paul Thomas Anderson, réalisateur/scénariste du film et le plus prodigieusement doué de tous les jeunes champions d’Hollywood. Dépourvue de ses travellings caractéristiques et ses fanfaronnades surréalistes, la mise en scène est ici austère et glaciale, dépendant largement d’une composition classique des plans et de la cruauté impitoyable des paysages – les mêmes plaines texanes où fut filmé No Country for Old Men. Comme ce sera de nouveau le cas avec The Master un peu plus tard, le film donne l’impression d’avoir été monté au scalpel, et pourrait venir d’une autre planète.
C’est aussi une sorte de demi-tour complet pour Anderson, thématiquement parlant, puisque Sydney, Boogie Nights, Magnolia et Punch-Drunk Love étaient tous essentiellement des récits optimistes de jeunes outsiders trouvant du réconfort chez les autres, forgeant des communautés de fortune à l’improviste dans les endroits les plus inattendus. There Will Be Blood, cependant, inverse la formule : un nouveau siècle américain prend racine et prospère tout autour de Daniel Plainview alors que lui coupe les ponts et détruit violemment les relations avec tous ses semblables, s’isolant de plus en plus dans la richesse et la solitude jusqu’au moment où le film abandonne son côté psychodrame et pète les plombs dans un grand final tellement génialement insensé qu’on à l’impression de voir la version tordue et dramaturgique de la pluie de grenouilles finale dans Magnolia.
Comme beaucoup des manœuvres et des tactiques d’Anderson, cette dernière séquence délirante a intensément divisé les spectateurs et c’est encore le cas aujourd’hui. Mais personnellement, je crois qu’on peut tous être reconnaissants quant au fait que la phrase « Je bois ton milkshake » soit devenue une sorte de référence culturelle. L’incarnation de Day-Lewis est tellement galvanisante et volcanique, que l’on ne peut s’empêcher de penser à son rôle iconique et générationnel de Bill Le Boucher dans le glorieux Gangs of New York, dont l’impact avait été comparé à Marlon Brandon lorsqu’il jouait Don Corleone.
Dans tous les cas, quand le trouble et l’inquiétude au cœur de There Will Be Blood finissent par dégénérer et que sa tension sous-jacente presque insoutenable explose enfin, Day-Lewis élève sa prestation déjà magnifique à un niveau complètement délirant avec une intensité tellement joyeusement théâtrale et baroque, que le film, comme son protagoniste, semble avoir totalement perdu les pédales. Qu’on adore ou qu’on déteste, il n’existe absolument rien de comparable. Bravo.
@ Daniel Rawnsley