Enfin un peu de temps pour écrire ! Ouf, les temps sont durs. Enfin, chargés. Mais nous allons pouvoir nous pencher sur le dernier roman en date du Maître Stephen King, revenu depuis trois ans à son meilleur et qui nous propose un hommage au roman noir, dans sa forme la plus classique, Chandler, Hammett, bien loin de ses univers fantastiques ou horrifiques, mais toujours avec cette même acuité à regarder son pays évoluer et à en faire un portrait critique. Avec "Mr. Mercedes", publié chez Albin Michel, il ne déroge pas à la règle, proposant une galerie de personnages en marge, évoluant dans une société bien superficielle... Au milieu de tout cela, un méchant vrai de vrai, qu'on suit de la première aux dernières pages, avec un certain plaisir, je dois dire, en ce qui me concerne. Et une tension qui va crescendo, jusqu'à un point d'orgue final qui ne manque pas sel. Attention, c'est un roman noir, donc mené à un rythme qui n'est pas celui d'un blockbuster hollywoodien, soyez prévenus !
Un matin, à l'aube, devant un centre pour l'emploi, des centaines de chômeurs font la queue, parfois depuis des heures. Ils ont passé la nuit là, sous la pluie, dans le froid, protégés par des sacs de couchage afin d'être les premiers, quand les portes s'ouvriront, à postuler à un des postes proposés lors de cette foire aux bes... pardon, à l'emploi.
Mais cette attente tourne à l'horreur quand une voiture, une Mercedes, déboule et fauche u grand nombre des personnes présentes dans la file d'attente. Un carnage, gratuit, sordide, des personnes tués, dont un bébé venu avec sa mère, d'autres mutilées, handicapées à vie. Et pas de coupable sur qui passer sa haine : le conducteur a profité du chaos et de l'obscurité pour fuir sans laisser de trace autre qu'un masque de clown.
Billy Hodges est flic. Non, était flic. Le massacre perpétré par celui qui a bien vite été baptisé "le tueur à la Mercedes" dans les médias, a été une des dernières affaires de sa carrière. Une affaire qu'il n'a pas pu, su résoudre avant de prendre une retraite bien méritée. Quelques mois ont passé et Billy Hodges a beaucoup de mal à se faire à sa nouvelle vie.
Il a grossi, passe le plus clair de son temps avachi devant la télé à regarder des émissions de télé-réalité plus consternantes les unes que les autres. Mais ce sont elles qui rythment son quotidien, désormais. Son seul compagnon, c'est son flingue, et il ne se passe quasiment pas une journée sans qu'il se demande s'il ne ferait pas mieux de mettre son canon dans la bouche et...
Dur de continuer à vivre quand on a été un bon flic, toujours sur la brèche, intègre et capable de se livrer corps et âme à une enquête pour la mener à bien. D'ailleurs, l'histoire de Mr. Mercedes, il l'a encore en travers de la gorge. Il n'a pas oublié comment il a malmené Mrs Trelawney, la propriétaire de la funeste Mercedes, qui n'avait manifestement rien à voir avec le massacre mais qui est ressortie traumatisée de cette histoire.
Bref, Billy Hodges broie du noir, un peu plus chaque jour, espérant désespérément rajeunir au cours de la nuit afin de retrouver son insigne, son poste, son bureau, ses collègues, ses affaires... et l'adrénaline. Tout ce qui lui manque cruellement désormais et fait qu'il s'encroûte en attendant une fin anonyme, sans doute un infarctus dû à l'alimentation tout sauf diététique qui est la sienne.
Quand, un jour, il reçoit un étrange courrier. Anonyme, comme il se doit. Mais pas besoin de le lire jusqu'au bout pour savoir qui l'a écrit : "le tueur à la Mercedes", en personne. Et qui vient revendiquer son geste, narguer Billy Hodges, se moquer de lui, le menacer aussi, la totale. C'est comme si on l'avait giflé avec un gant pour le provoquer en duel.
Soudain, fini le gros magot assis devant sa télé, l'instinct du flic est de retour. Hodges sait bien que s'il apporte la lettre à ses anciens collègues, ils se chargeront de tout et le tiendront à l'écart. Or, consciemment ou non, l'officier retraité Hodges vient de se trouver une nouvelle raison de vivre. Parce qu'il ne va pas laisser l'assassin un peu trop vantard le tuer. Parce qu'il veut que ce soit lui qui le coince, et personne d'autre.
A partir de maintenant, c'est entre eux deux. Hodges veut empêcher Mr Mercedes de nuire à nouveau car, il en est certain, l'attaque des demandeurs d'emploi n'a été qu'un coup d'essai. Et la lettre qu'il a reçue montre que son adversaire est si mégalo qu'il ne peut envisager qu'un nouvel attentat de plus grande ampleur encore...
Le temps, voilà un des principaux obstacles que Hodges devra franchir. Il n'a aucune idée du délai avant que le tueur ne frappe à nouveau. Mais il n'a sans doute pas énormément de temps pour le démasquer avant qu'il agisse. Alors, hop, on se bouge, on se remue et, si possible, on va aller provoquer ce monstre sur son propre terrain.
Et, dans son improbable quête, Hodges va pouvoir compter sur d'improbables soutiens : Jerome, jeune Black qui gagne de l'argent de poche en tondant les pelouses en attendant d'être admis à Harvard, Janey, soeur de l'infortuné propriétaire de la Mercedes utilisée pour tuer les demandeurs d'emploi, ou encore Holly, elle aussi membre de la famille Trelawney, dont elle est le vilain petit canard.
Avec un fil conducteur : Mr Mercedes a réveillé Billy Hodges, sans doute l'homme le plus déterminé à le mettre hors d'état de nuire. Et, dans son délire mégalomaniaque, il avait misé sur tout autre chose. Maladresse coupable qu'il va falloir corriger. Le duel ne fait que commencer entre le tueur fou et le vieux flic sur le retour. Et il sera sans merci.
Si "Mr Mercedes" commence, pardonnez ce jeu de mots atroce, sur les chapeaux de roues, avec ce préambule terrible de cette voiture fonçant sur une foule, on comprend vite ensuite qu'on est dans un roman noir. Le rythme qu'installe King n'est pas effréné, parce que ce n'est pas le but et surtout, que son personnage central, l'officier à la retrait Billy Hodges, n'en a pas les moyens.
C'est un homme à bout de souffle qui va se lancer, contre toutes les règles et même contre tout bon sens, dans une espèce de vendetta personnelle. Car, si enquête il y a, elle est totalement en marge de toute autorité et l'envie de faire payer ses différents affronts au tueur, ceux d'avant la retrait et ceux contenus dans sa lettre, est un des principaux moteurs de Hodges.
Un retraité obèse, Hodges cumule les tares dans une société aussi normative que celle des Etats-Unis en ce début de XXIe siècle. Officiellement, il n'y a plus de ségrégation, mais l'exclusion se fait de façon plus sournoise et la race n'est plus son seul critère : l'âge, le sexe, le poids, le statut social et/ou matrimonial, l'orientation sexuelle, le travail, la maladie, etc.
Les exemples sont nombreux dans le livre de Stephen King et on pourrait les rassembler sous un seul terme : la différence. De Hodges à ses amis et jusqu'au tueur lui-même, même si je ne développerai pas cet aspect ici, évidemment, la plupart des personnages présents dans "Mr. Mercedes" sont concernés et son les symptômes d'une société qui se délite.
Cette première scène, digne des romans de Steinbeck sur la Grande Dépression, rappelle que les Etats-Unis, première puissance mondiale, ou en tout cas sur le podium, est un colosse aux pieds d'argile qui vacille et connaît des difficultés inédites. Le modèle américain ne fonctionne plus si bien, et c'est dans ce décor que s'installe l'intrigue de ce roman.
A côté de cela, il y a ce divertissement permanent qui est là pour faire oublier ces difficultés et rassembler. Mais sous quel étendard ? Celui de la télé-réalité la plus affligeante ? Celui des boys bands, aux textes indigents, qui deviennent l'alpha et l'oméga de la création musicale ? Je précise, évidemment, que ces deux exemples ne sont pas choisis au hasard et que Stephen King devrait écrire des textes de chansons, il serait certainement brillant dans l'exercice !
Je ne vais pas jouer les moralistes, je n'aime pas ça et je ne crois pas que ce soit mon rôle. Mais, on sent bien que King dénonce vigoureusement cette pseudo-culture, avant tout commerciale, qui n'a pour conséquence que d'abrutir et certainement pas d'émanciper les masses. On n'apprend plus rien, en tout cas plus grand-chose, et on s'extasie devant un génie bien terne.
Dans son costume de chroniqueur de l'Amérique telle qu'elle va, Stephen King nous offre ici un nouveau volume de sa "Comédie humaine". "Mr. Mercedes" n'est sans doute pas son meilleur livre, je ne crois pas qu'il s'installera parmi les titres inoubliables et immortels de l'auteur, mais c'est un instantané d'une société qui dysfonctionne, et, en cela, il est passionnant.
Voilà aussi pourquoi j'ai choisi cette phrase pour titre de ce billet (je précise qu'elle est citée telle qu'elle apparaît dans le livre). C'est Mr. Mercedes, ce mec qui en a rien à foutre. Et ce tueur est assez symbolique de cet état de fait : ce qui le pousse à tuer ? Rien de particulier. En tout cas, pas de grand idéal, pas de revendication idéologique particulière, pas de justification noble ou d'ambition particulière. Mais une espèce de nihilisme qui le rend plus flippant encore.
Tout va mal, et tout le monde s'en fout, parce que c'est la fête permanente, l'hypnose par le spectaculaire et le divertissement. "Honte à qui peut chanter pendant que Rome brûle", a écrit Brassens, pour l'album qu'il n'a pas eu le temps d'enregistrer. La honte ? Elle ne fait pas partie des valeurs de l'American Way of Life !
La légèreté pour lutter contre le destin contraire, oui, pourquoi pas, mais pas sans réflexion, pas sans perdre de vue l'essentiel... Une Amérique qui part à vau-l'eau parce qu'elle devient un gigantesque cirque à ciel ouvert, sans racine culturelle forte pour l'ancrer solidement. Oui, ça va mal, alors, on fuit la réalité dans le factice absolu.
C'est en tout cas la lecture que j'ai eu de ce roman qui m'a rappelé à plus d'un titre, comme dit en introduction, les classiques du roman noir des années 40-50. Stephen King en récupère les codes et les met à sa sauce (le masque de clown, le marchand de glaces..), avec un certain cynisme et même, par moments, avec cruauté. Hodges a tout d'un héritier de Marlowe, enquêteur usé jusqu'à la corde, se fourrant dans les emmerdes jusqu'au cou.
Mais, après tout, lui aussi, qu'en a-t-il à foutre de tout ça ? Ne fait-il pas un concours avec son ennemi invisible pour être "le comble des mecs qui en ont rien à foutre" ? S'il laisse sa vie dans cette enquête, qui le regrettera ? Comme tous les autres "anormaux" qui hantent ce roman, il est invisible, oubliable, jetable... Ce qui lui donne aussi une sacrée marge de manoeuvre.
Quand j'évoque les codes du roman noir, c'est jusque dans la relations entre certains personnages, à commencer par le duo Hodges/Janey, le vieux briscard revenu de tout et blasé de chez blasé, et la femme fatale, la vamp aux longs cheveux blonds seule capable de "faire rejaillir le feu d'un volcan qu'on croyait trop vieux".
Il y a du Bogart/Bacall, dans ce duo étrange, si mal assorti en apparence et si harmonieux dans les faits. Janey, on s'attendrait presque à l'entendre dire à Hodges : "vous savez comment on siffle ? On rapproche ses lèvres et son souffle", avec une sensualité et cette voix rauque, seules capables de se damner un cortège de saints...
Comme souvent, je parle de livres en général, il y a bien plus à prendre dans ce roman que sa simple histoire, dont le dénouement vaut son pesant de cacahuètes. Sous l'intrigue, à laquelle on adhère ou pas, il y a une peinture d'une Amérique que, je crois, King n'aime pas. Comme Hodges, sans doute se sent-il déphasé, perdu dans une époque qui n'est pas la sienne, même s'il ne fait pas vibrer la corde de la nostalgie, cette fois.
Le roman vaut aussi par ce méchant, espèce de Norman Bates 2.0, qui est quand même un sacré numéro auquel on finirait presque par s'attacher. Totalement amoral mais pas dénué d'un certain cynisme désabusé, il hante ce roman d'un bout à l'autre. Le lecteur sait qui il est, le suit dans ses propres tribulations, ses propres problèmes, ses propres doutes.
J'en finis ici, avec cette vision personnelle du dernier roman paru en France de Stephen King. On peut ne pas partager cet avis très subjectif, bien sûr, y voir tout autre chose, franchement détester... Après "22/11/63" et "Dr Sleep", qui pour moi, étaient les meilleurs romans de l'auteur depuis longtemps, celui-là est un agréable divertissement, mais aussi une façon pour l'auteur, de creuser, inlassablement, son sillon.