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Les détracteurs d’Eastwood font en général le portrait d’un metteur en scène aussi réac que flemmard, et American Sniper ne fait, à première vue, pas grand chose pour contredire cette réputation. L’anecdote du bébé en plastique est, à ce titre, plutôt intrigante. Selon le témoignage du scénariste Jason Hall, le vrai bébé prévu pour la scène avait de la fièvre, et faute d’en trouver un autre, Eastwood a fini par réclamer une poupée. On pourrait s’en tenir là, et sourire de la négligence du vieux cinéaste. Mais ce serait laisser de côté la curieuse sensation que procure cette scène, qui fait penser au maquillage surchargé du vieil Hoover dans J. Edgar, ou à l’irréalité de certains passages d’Au-delà. En un mot, il y a un Eastwood dont on oublie de parler, que certains qualifient de kitsch, mais qu’on peut plus simplement décrire comme bizarre.
Clint Eastwood se place volontiers dans la descendance du cinéma américain classique de William Wellman, de John Ford ou d'Howard Hawks - l'intrigue d'American sniper fait d'ailleurs penser au très beau Sergent York. Mais à côté de cet héritage classique, il y a aussi le patronage de Sergio Leone, et le personnage de cow-boy angélique créé pour la trilogie du dollar. Dans l'ombre du Dr Clint classique, il se trouve toujours un Mr Eastwood maniériste pour venir distordre la perspective ordinaire.
L'Homme des hautes plaines, qui reprend presque à l'identique le personnage de Blondin, est peut-être le film le plus représentatif de cette veine étrange : un homme sans nom met à sa merci un village qui a voulu l'engager comme protecteur. Ce personnage à la silhouette spectrale apporte avec lui deux ingrédients qu'on retrouve jusque dans les films récents d'Eatswood : une obsession pour la mort (l'homme sans nom est une sorte d'ange exterminateur) et une tentation de l'onirique (le village repeint en rouge, entre autres détails effrayants et incongrus). Dans Mémoire de nos père ce sont les héros qui sont condamnés par la célébrité à revivre éternellement la bataille d'Iwo Jima. Dans Au-delà ce sont les décors et des paysage à Paris ou dans les Alpes, qui semblent dépourvus de réalité, comme altérés par l'attente de la mort. Et enfin, dans J. Edgar, c'est le vieil Hoover momifié par le temps qui passe.
Qu'en est-il, alors, d'American Sniper ? La mort dans le viseur de Chris Kyle est évidemment le sujet du film et l'éternel retour sur le champ de bataille reprend timidement le motif de Mémoire de nos père. Mais Eastwood se fait plus hésitant, on remarque surtout sa retenue narrative et esthétique - autre caractéristique de son style. Car s'il y a chez lui une part de maniérisme, elle procède par soustraction plutôt que par surcharge. Les tourments et la mort de Chris Kyle sont par exemple passés sous silence. Cette économie tendant à l'abstraction était présente dans Jersey Boys, un musical vidé de ses couleurs et troué par une ellipse faisant vieillir les four seasons pour un hommage harmonique au temps passé. Mais paradoxalement, cet art du non-dit manque de rigueur dans American Sniper et aboutit à des raccords à l'éloquence facile.
Tout ceci ne résout pas le problème du bébé en plastique, me direz-vous. Sauf à dire que cette bizarrerie d'Eastwood tient une fois de plus à l'inquiétude d'une disparition et d'un remplacement. Comme la photo qui se substitue à la réalité dans Mémoire de nos père, comme l'enfant disparu de l'Echange, comme l'index pointé à la place du pistolet dans Gran Torino, et comme le monde des vivants hanté par celui des morts dans Au-delà.