Avec A Silent Voice, Snow Illusion, Darker Than Black et une multitudes de très bons tomes, le premier trimestre 2015 est plutôt appréciable pour le lecteur de manga. D’autant que le mois de mars achève cet hiver de lecture en beauté : nouveau tome de Vinland Saga, publication de Innocent (le nouveau Shinichi Sakamoto) et, cette semaine, sortie de Poison City, le nouveau Tetsuya Tsutsui aux éditions Ki-oon.
J’aime bien ce que fait Tsutsui, par la modernité de ses thématiques et les débats épineux qu’il soulève, donc un nouveau titre de l’auteur de Prophecy, Manhole, Dud’s Hunt ou Reset m’intéresse forcément. Avec une histoire de mangaka confronté à la censure dans une société puritaine et très similaire à la notre, il semble logique que ce titre cartonne, surtout avec sa mise en avant au Salon du Livre de Paris et la venue de son auteur. Mais en dehors de cette convergence de bonne augure, il est important de vous prévenir : Poison City est avant tout un très bon manga. Tout comme Erased est le dernier en date ET le meilleur manga de Kei Sanbe, ce nouveau seinen Tsutsui pourrait bien être le plus brillant du mangaka. Néanmoins, allons y doucement sur les conclusions hâtives, et regardons d’abord ce que l’on peut dire de ce premier tome.
Poison City, l’héritier de Manhole…
Pour ceux qui découvrirait l’auteur ou qui n’aurait suivi son parcours que de très loin, rappelons que Poison City arrive après 13 ans de carrière de Tetsuya Tsutsui et qu’il constitue son cinquième manga publié. Habitué des one-shots et des séries courtes, le mangaka n’a jamais dépassé les 3 volumes (son maximum dans Manhole puis Prophecy) et Poison City ne va pas déroger à la règle puisqu’il est prévu en 2 opus, de 242 pages. Ce titre est le second publié dans le Jump Kai, un magazine de prépublication de la Shueisha pour jeunes adultes – on y a croisé HE The Hunt for Energy de Boichi également – mais ce mensuel a fermé boutique en octobre dernier et le titre a été transféré dans le Young Jump, magazine beaucoup plus connu : Gantz, Zetman, Liar Game, Real, Tokyo Ghoul et Terra Formars, sont quelques uns des seinens qui y ont élu domicile ces dernières années.
Ensuite, il est bon de (re)préciser d’où vient Poison City, car censure et liberté d’expression ne sont pas arrivées par hasard ou par effet de mode dans l’esprit du mangaka. Dans un communiqué datant de 2009, l’agence pour l’enfance et l’avenir du département de Nagasaki a classé le manga Manhole comme «oeuvre nocive pour les mineurs » pour le motif «d’incitation considérable à la violence et à la cruauté chez les jeunes». Conséquence : perte de visibilité dans les boutiques, mauvaise réputation pour l’auteur, etc. C’est la seule instance au Japon a avoir statué dans ce sens et le pire est que jamais Tsutsui n’ a été mis au courant de la procédure, ni n’a pu s’expliquer sur les pages incriminées. Il en a pris connaissance 4 ans plus tard. Dans les bonus du premier tome de Poison City les origines de cette décision sont dûment expliquées mais disons, pour faire court, que la dite commission censure à la pelle, sur les simples images et sans tenir compte du contexte, en se basant sur un ratio entre les pages considérées nocives et le nombre de pages total de l’ouvrage. Un jugement souverain, à l’emporte pièce, et visiblement indiscutable.
Il ne restait donc qu’une voie possible pour notre mangaka : prendre la plume et mettre en garde – ou du moins de pousser à la réflexion – face à cet abus d’un système bien pensant. Voilà comment est né Poison City. Regardons maintenant ce qu’il vaut.
« Le temps que je prenne conscience de la situation… il était trop tard »
Nul besoin d’aller très loin pour trouver un futur propice à la censure : Tokyo, 2019, moins d’un an avant l’ouverture des Jeux Olympiques : voici l’époque de notre récit. Plus que jamais le Japon y est soucieux de son image, plus que jamais l’archipel veut se montrer propre, net et sans bavure. Un terreau où pousse des idées puritaines au nom de la bonne réputation du pays et du bon développement de sa jeunesse. Sans faire de bruit, la ville de Tokyo décide de faire place nette avant le début des jeux, et les bien-pensants s’infiltre dans cette brèche : toutes les formes d’expression artistique sont victimes de comités de censure.
Dans ce titre à peine romancé, l’alter-égo de Tsutsui se nomme Mikio Hibino. Il est bien entendu mangaka, avec un talent prononcé pour les œuvres réalistes et sanglantes. A 32 ans, Mikio semble sur le point de convaincre son directeur éditorial avec une nouvelle série : Dark Walker, histoire d’un mal inconnu qui rend fous, violents et cannibales ceux qui en sont victimes, un scandale que tentent d’étouffer les autorités. Dark Walker fait donc un énorme clin d’œil à Manhole, même si le récit semble s’en éloigner par la suite. Le directeur éditorial de Mikio, prudent, lui conseille quelques petites retouches pour éviter la censure et ce dernier, surpris, accepte sans y voir trop de contraintes. Mais ce n’est que le début des ennuis.
Mikio saute de joie lorsqu’il apprend que son titre sera prochainement publié dans le Young Junk de la maison Shôeisha (à la place de Young Jump et Shueisha, autre clin d’œil évident). Seulement voilà, pour cela il va falloir revoir quelques scènes, éviter que des bouts de cadavres ne dépassent. D’autant qu’à la rédaction de Shôeisha, un ouvrage vient de revenir avec un avis défavorable et s’est vu déconseillé au moins de 15 ans. Quelques mois après l’établissement de La loi pour la littérature saine, une commission d’experts composée entre autres d’un ex-ministre, d’un psychiatre ou d’un romancier a été mise en place pour statuer sur la nature des ouvrages à problèmes et les classer dans deux catégories : les ouvrages déconseillés, interdits au moins de 15 ans, et les nocifs, proscrits pour les moins de 18. Une prescription qui, contrairement à la France, est suivi sérieusement dans les librairies et coupe les œuvres d’une bonne partie du lectorat. Malheureusement, au sein de cette commission, le contexte de l’histoire est toujours survolé et le moindre doute profite toujours à la censure, pour « protéger la jeunesse » et répondre à l’obsession politique de proposer un culture cool, mainstream et sans trop d’aspérités au monde entier lorsque les projecteurs des Jeux Olympiques seront braqués sur eux. Plus que jamais, le clou qui dépasse appelle le marteau.
Ce système de contrôle déséquilibré pousse donc Mikio et son responsable à rester prudent et à trouver des alternatives pour conserver l’intérêt du récit sans être sanctionné. Mais tout dérape le jour où l’ex-ministre de la commission tombe sur Dark Walker et décide, sans en aviser ses confrères, d’envoyer un courrier réprobateur à la maison d’édition. Sous le couvert d’un témoignage d’honnête citoyen l’homme fait ostensiblement pression. Dans un pays comme le Japon où le scandale est un peu la fin du monde, le résultat ne se fait pas attendre : Dark Walker est suspendu de publication, et le magazine retiré des ventes… C’est ainsi que débute pour Mikio un véritable chemin de croix pour son titre et son avenir de mangaka : quelles concessions accepter, qu’est-il prêt à changer pour vivre de son métier, comment réagissent ses confrères et, de toute façon, comment lutter face à cette bien séance étouffante qui gangrène la société nippone ?
Aussi surprenant que brillant…
Poison City traite donc d’un sujet passionnant, la liberté d’expression, sans cesser de nous rappeler qu’il est inspiré d’une histoire vraie, avec de multiples références à ce qu’a pu vivre l’auteur. L’histoire prend rapidement au tripes avec des censeurs détestables, hautains et méprisants à souhait. Ils ont déjà une idée toute faite de leur jeunesse idéale, élevée dans un cocon loin de toute réalité ou de toute créativité. Mais le plus étonnant ne vient pas forcément d’eux, car on connait bien ces personnages souhaitant préserver leur intérêt personnel, se faisant mousser facilement face à des moyens d’expression sans poids politique, ou encore réglant des comptes personnels. Ce sont des habitués du panthéon de Tsutsui et il les dépeint, comme d’habitude, avec beaucoup de talent.
La vraie surprise vient d’abord de Shingo Matsumoto, un autre mangaka de cette histoire dont un manga a été frappé du fameux sigle NOCIF deux ans auparavant. Je ne vous dévoile pas son caractère ou sa façon de poursuivre son métier mais sa rencontre entre lui et Mikio puis entre Mikio et la femme de ce mangaka sont renversantes et constitue un choc pour notre héros comme pour le lecteur. De la même façon, on déplore le peu de soutient de l’éditeur nippon face au scandale qui se profile. Même si son tantô est révolté par cette censure incessante et que le directeur du magazine tente de défendre la liberté de son auteur, la peur du scandale et de l’opprobre paralyse le bon sens de l’éditeur qui baisse l’échine. Mikio est donc bien seul. Heureusement, face à toutes ces difficultés, il trouve un allié de poids en fin de volume : un éditeur étranger qui désire le publier… un rapport quelconque avec la collaboration entre Tsutsui et Ki-oon ? Bonne question. En tout cas le combat ne fait donc que commencer et on attend avec impatience la riposte dans le tome 2.
Scénario, mise en scène et narration s’avèrent donc de haute tenue, et Tsutsui souhaite expliquer son combat en intégrant dans son manga plusieurs passages des mangas de Mikio « en taille réelle » : une bonne vingtaine de pages des mangas réalisés par Mikio sont présentes dans ce premier tome, nous mettant dans la peau du lecteur fictif du récit, afin de nous laisser seul juge des scènes incriminées tout en les replaçant dans leur contexte. On retrouve d’ailleurs certaines scènes dans plusieurs versions, ce qui permet de constater tous les trésors d’ingéniosité dont est capable un mangaka pour revisiter une scène pour l’inscrire dans les clous.
Dark Walker, le manga dans le manga
Enfin, sur le plan visuel, il est amusant de ressortir un tome de Manhole des étagères pour comparer les progrès qu’a pu faire Tsutsui avec sa plume en l’espace de 10 ans. Le trait est désormais d’une finesse remarquable : le chara-design a muri à travers les années avec une palette de personnage beaucoup plus variée, à la morphologie croquée de manière plus complexe et plus subtile qui donne une identité plus singulière aux personnages. Ces derniers se suivent mais se ressemble de moins en moins. Les décors gagnent eux aussi détails et on pourrait observer certains plans larges pendant de longues minutes : les locaux de l’éditeur Shôeisha, les héros de Dark Walker dans une ville déserte… Le travail effectué est impressionnant – admirez les jeux de lumières dans les pages couleurs – et on comprend pourquoi il peut s’écouler de nombreux mois entre deux volumes d’un Tetsuya Tsutsui. Ça vaut le coup d’attendre.
Poison City présente donc un premier tome qui souhaite marquer les esprits : la fiction n’a jamais été aussi proche de la réalité et n’a jamais si bien incarnée les inquiétudes de son auteur. Dans une spirale infernale pleine de rebondissements et de personnages marquants, Tetsuya Tsutsui donne le meilleur de lui-même pour mettre en garde le Japon et ses confrères mangakas, pour les pousser aussi bien à la vigilance qu’à la révolte. Un petit bijou.
Fiche descriptive
Titre : Poison City
Auteur : Tetsuya Tsutsui
Date de parution du dernier tome : 12 mars 2015
Éditeurs fr/jp : Ki-oon / Shueisha
Nombre de pages : 242 n&b et couleur
Prix de vente : 7,90 € en édition simple – 15 € en édition latitudes
Nombre de volumes : 1/2 (terminé)
Visuels : © Tetsuya Tsutsui / Ki-oon
Pour en savoir plus sur la collaboration entre les éditions Ki-oon et Tetsuya Tsutsui, je vous conseille de lire l’interview de l’éditeur Ahmed Agne, publié sur le blog il y a quelques jours. En bonus, voici la preview du premier tome pour en découvrir les premières pages :