Une fois derrière lui les signes de la ville, la route s’étirait en longeant la rivière Saint-François. Les habitations et les autres voitures étaient rares. Roger accéléra doucement. Il n’avait amené personne avec lui pour pouvoir respecter ses limites sans qu’un autre ne lui intime d’aller plus vite ou ne le traite de pissou. Il voulait juste savoir jusqu’où il était capable d’aller. 60, 65, 70… Dans le temps, on parlait de milles à l’heure ; les kilomètres n’existaient qu’en Europe. Je me rappelle quand le système métrique est entré dans nos mœurs, à la fin de mon primaire. Mais Roger parle encore en milles. 75, 80, 85. Tout à coup, petit dérapage. Contrôlé, décélération, pied levé. 85 milles à l’heure, pas mal. Il allait dire qu’il avait monté jusqu’à 95. Un garde-fou courrait le long de la route, après l’accotement et avant le fossé. Il était heureux que le ministère de la Voirie ait pensé à lui. Un gros camion venait dans l’autre sens, respectant bien les lignes tracées sur la chaussée. Mais le grand frère eut peur et se tassa un peu à droite, roulant sur la ligne marquant la limite de la chaussée. Il descendait une longue pente et accélérait plutôt que de ralentir. Il sentit le camion le souffler quand il le croisa, à peine, juste un peu, juste assez pour lui flanquer la frousse, et il donna un coup de volant. Pour une fois, le volant répondit bien. Le véhicule prit la direction du bord de la route et planta dans le fossé au seul endroit qui manquait de garde-fou. En fait, la semaine précédente, un camion avait suivi le même trajet que lui et la barrière n’avait pas encore été remplacée. On appelle ça la malchance, initiée par de la témérité, nul doute.
Comme l’avait si bien dit Michel Barette : « Les ceintures de sécurité servaient juste à ouvrir les bières avec les boucles. » Mais Roger avait la manie, quand il commençait à sentir les effets de l’alcool et qu’il voulait impressionner les autres, d’ouvrir les bouteilles de bière avec ses dents. Un dentiste aurait très bien vu la marque de la capsule à l’intérieur des dents du bas. Mais Roger n’allait jamais chez le dentiste, car il en avait peur.
Il y avait un dénivelé de dix pieds, mais un arbre de bonne dimension avait décidé de pousser au milieu de la pente. Roger enroula son Pontiac autour. Il avait eu le réflexe de se jeter sur le siège avant qui était encore comparable à un grand divan.
Il dut sortir par la fenêtre arrière du côté passager. Une fois dehors, il s’aperçut qu’il avait encore à la main sa grosse bière à moitié pleine ; il en prit une longue gorgée. Puis regarda avec peine son premier char. Fini. Une ride : démoli, sans licence, sans permis, sans assurance. Il n’était pas blessé et se mit à marcher sur le bord de la route. Côté blessure, cet homme allait avoir toute sa vie la chance inouïe de n’avoir jamais blessé personne et de n’avoir lui-même subi aucun traumatisme physique, même en démolissant une dizaine de véhicules.
Là, par cette belle journée du printemps 1965, Roger s’en revenait à pied au centre-ville de Sherbrooke, une petite marche d’une couple de milles, alors que son fabuleux Pontiac ne sera retrouvé que plus tard. Ni vu ni connu, juste un peu fourbu…
Notice biographique :
« Né à Victoriaville dans un garage où sa famille habitait, l’école fut la seule constante de son enfance troublée. Malgré ses origines modestes, où la culture était un luxe hors d’atteinte, Denis a obtenu un bac en sociologie. Enchaînant les petits emplois d’agent de sécurité ou de caissier de dépanneur, il publia son premier ouvrage chez Louise Courteau en 1982 :La lumière différente, un conte fantastique pour enfants. Il est un ardent militant d’Amnistie Internationale et un rédacteur régulier dans des journaux universitaires et communautaires. Finalement, après plusieurs manuscrits non publiés, il publiera chez LÉR Les chroniques du jeune Houdini. D’autres romans sont en chantier… »