LE MONDE | 24.05.08 |
a Société générale a rendu publics, vendredi 23 mai, deux rapports d'audit sur l'affaire Kerviel, l'incroyable fraude présumée qui lui a coûté 4,9 milliards d'euros, et dans laquelle subsistent quelques zones d'ombre.
Ces rapports, l'un interne, "la mission Green", menée par l'inspection générale de la banque, l'autre rédigé par un cabinet indépendant, PricewaterhouseCoopers, ont été pilotés par un comité de crise présidé par l'ex-président de PSA Peugeot-Citroën, Jean-Martin Folz.
Sévères, accusatoires, ils dévoilent les rouages d'une fraude qui s'est appuyée, selon leurs conclusions, sur la défaillance des contrôles exercés par les supérieurs hiérarchiques directs du trader de 31 ans, Jérôme Kerviel. Mais aussi sur des complicités internes. Ce point sera regardé de près par la justice, qui enquête de son côté sur l'affaire et espère clore le dossier d'ici au 15 juillet.Les inspecteurs de la banque ont établi une chaîne de responsabilités précise, révélant une édifiante succession de défauts et d'absence de contrôle des opérations financières conduites par celui qu'ils appellent désormais "JK".
Si les systèmes informatiques ont fonctionné, avec 74 alertes déclenchées, surtout en 2007 lorsque, par exemple, les montants engagés par le trader dépassaient les limites autorisées, les responsables, affirment les enquêteurs, n'ont pas tenu compte de ces signaux. Soit ils se satisfaisaient de réponses simplistes, fausses, soit, pis, ils faisaient preuve à l'égard du trader pris en faute, sur des opérations interdites ou des gains anormalement élevés, d'une tolérance coupable. "La hiérarchie a été défaillante. (…) L'encadrement direct de JK s'est avéré lacunaire. (…) Le responsable de la table n'était pas en mesure de maîtriser l'activité de ses traders", dit l'enquête.
Ces négligences graves au cœur de la salle des marchés visent en particulier un homme qui n'avait pas lui-même l'expérience du métier de trader, Eric Cordelle, le supérieur direct de M.Kerviel. Une naïveté que ce dernier aurait su exploiter. La probité de M. Cordelle, cependant, n'est jamais mise en doute, car, assure la banque, le responsable n'a jamais eu connaissance du caractère "frauduleux et fictif" des opérations. Sur ces faits, M. Cordelle a déjà eu l'occasion de s'exprimer. Il estime avoir été "trompé" et subi "un préjudice moral".
Mais l'erreur humaine n'est pas tout. Certains contrôles essentiels n'étaient pas en place, comme celui des engagements "nominaux", c'est-à-dire les montants bruts engagés dans des opérations financières. Seul l'était le solde net entre ces opérations et leur garantie. Au pic de son activité, "JK" avait pu "jouer" 50 milliards d'euros sur les marchés, plus que les capitaux de la banque! Le rapport de l'inspection générale souligne aussi qu'il n'a pas agi totalement seul. Si la recherche d'éventuelles complicités est de la responsabilité de la justice, les enquêteurs versent leurs pièces au dossier, "suspectant de complicité" l'assistant trader du jeune homme : "15% des opérations fictives [ces fameuses positions cachées par "JK" pour masquer les risques pris, au nombre de 947] l'ont été par son assistant trader", est-il écrit, dont une, "le 10 janvier 2008, de 1,5 milliard d'euros". L'assistant aurait eu connaissance des gains extraordinaires réalisés par "JK", lui ayant adressé ce courriel le 31 décembre 2007 : "valo JK +1464129513euros".
Selon nos sources, cet assistant trader n'est pas seul en cause. Trois autres traders proches de "JK" auraient été licenciés. Ce dernier leur aurait "reversé" une partie de ses résultats liés à ses activités, des montants qui leur auraient en fait permis de réclamer d'importants bonus à leur direction. Tous sont finalement partis avant d'avoir pu toucher leur bonus.
A ce sujet, l'enquête de la banque montre que "JK" se servait de ses "positions fictives" pour flatter son résultat, soit l'argent qu'il rapportait à la banque. S'il n'avait pas fait d'opérations interdites, disent les enquêteurs, il n'aurait pas réalisé ces 43 millions d'euros de gains affichés pour 2007. C'est sur la base de ce résultat déclaré que "JK" pensait pouvoir toucher un gros bonus, en 2008. Il avait réclamé 600000 euros à sa hiérarchie, en sus d'un salaire de 100000euros. A ce jour, aucun indice de détournement de fonds n'a été trouvé.
Avant même les conclusions de l'enquête judiciaire, la Société générale a commencé à tirer les leçons de l'affaire Kerviel. Daniel Bouton, très affecté, a confié les rênes de la banque à Frédéric Oudéa. M. Bouton, qui reste président du conseil d'administration, a renoncé à ses primes de 2007 et à six mois de salaire en 2008. Aucun bonus ne sera versé aux responsables hiérarchiques de "JK", dont quatre ont déjà démissionné. Les démissions de Jean-Pierre Mustier et de Christophe Mianné, patrons respectifs de la banque de marchés et des dérivés d'actions, ont été refusées.
Anne Michel