Larry Sportello (Joaquin Phoenix) a beau porter le surnom de “Doc”, avoir son bureau dans une cabinet médical et s’y connaître particulièrement en “herbes aux vertus thérapeutiques”, il n’est pas médecin pour autant. Son job, c’est détective privé. On le charge de recouvrer des dettes, d’investiguer sur des affaires où l’intervention de la police n’est pas souhaitable ou de retrouver des personnes disparues. Et même si son allure de hippie constamment drogué laisse présager le contraire, il est plutôt doué pour cela.
Un matin, il reçoit la visite d’une cliente un peu particulière, Sashta Fay Hepworth (Katherine Waterston). Son ex petite-amie, qui l’a quitté quelques mois auparavant pour devenir la maîtresse d’un riche et puissant promoteur immobilier, Mickey Wolfmann (Eric Roberts). Elle lui demande d’intervenir pour empêcher l’exécution d’un complot visant à faire interner l’homme d’affaires, fomenté par l’épouse de celui-ci.
Dans le même temps, Doc est chargé par Hope Harlingen (Jena Malone) d’enquêter sur la disparition de son mari saxophoniste, Coy (Owen Wilson). L’homme est présumé mort, mais elle est persuadé qu’il est encore en vie, quelque part, et embringué dans une sale affaire. Sportello est également chargé par Tariq Khalil (Michael Williams), un activiste afro-américain, de retrouver son ancien codétenu, Glenn Charlock (Christopher Allen Nelson), qui lui doit de l’argent et se trouve être le garde du corps de Wolfmann.
Les fils des trois affaires vont se révéler plus ou moins entremêlés, impliquant un groupe de motards néo-nazis, une secte défendant le modèle sociétal américain, une amicale d’anciens dentistes, des groupuscules liés au FBI ou à la police de Los Angeles et une mystérieuse organisation du nom de “Golden Fang”. Sportello va devoir composer avec tout ce petit monde, mais aussi la pression permanente de son grand rival, l’inspecteur Christian “Bigfoot” Bjornsen, pour essayer de mener à bien ses investigations.
Autant prévenir tout de suite ceux qui aiment les récits parfaitement limpides et instantanément compréhensibles, Inherent vice n’est pas une oeuvre pour vous. L’intrigue de ce polar, déjà difficile à suivre avec ses différentes ramifications narratives et ses nombreux personnages secondaires, est encore complexifiée par l’adoption du point de vue du détective privé, hippie à l’esprit embrumé par les volutes de marijuana et sujet aux hallucinations. Difficile, dans ces conditions, de distinguer le vrai du faux. Selon ce que l’on décrètera être un évènement réel, un souvenir, un fantasme ou une hallucination liée à la drogue, le film peut s’interpréter de plusieurs façons différentes. On peut trouver cela parfaitement déroutant, voire désolant, ou on peut trouver au contraire que cela pimente agréablement les choses.
De toute façon, comme dans la plupart des films noirs, l’intrigue importe peu. Elle ne sert que de fil conducteur, de prétexte à la constitution d’une ambiance unique et à de beaux portraits de personnages, complexes et ambigus à souhait, offrant aux acteurs l’occasion de performances mémorables.
Pour rappel, l’intrigue du Faucon Maltais n’était pas des plus limpides. Celle du Grand Sommeil, encore moins. Cela n’a pas empêché ces polars de devenir des grands classiques de la littérature, puis des chefs d’oeuvres du Septième Art. Et tout le monde se contente de savourer The Big Lebowski – auquel on pense beaucoup ici – sans tenter d’en décrypter la trame, aussi obscure que ses artistes détraqués, ses nihilistes allemands psychopathes et ses joueurs de bowling déjantés…
Il en va de même pour Inherent Vice. On se moque pas mal de la résolution de l’intrigue. Ce qui importe, c’est déjà le personnage de Doc Sportello, détective constamment hébété. C’est son état psychologique trouble, entre euphorie et dépression. C’est aussi sa relation complexe avec Shasta, sa femme fatale, celle qui l’obsède encore et toujours, et qui s’ingénie à disparaître dès qu’elle a réveillé son désir. Ou encore l’affrontement de Doc avec sa Némésis, Bigfoot Bjornsen, flic en mal de reconnaissance et passablement mal dans sa peau, dont le comportement anti-hippie n’est sans doute qu’un exutoire à ses multiples frustrations, à commencer par une homosexualité refoulée, qu’il trahit en gobant goulument des bananes chocolatées à l’aspect phallique. Du velours pour Joaquin Phoenix et Josh Brolin, impeccables comme toujours, qui peuvent se livrer à de beaux numéros d’acteurs.
L’intérêt du film tient aussi et surtout à la façon avec laquelle Paul Thomas Anderson restitue l’ambiance de la Californie du début des seventies. Le cinéaste s’attache à mettre en exergue le paradoxe d’une époque marquée à la fois par le mouvement hippie et l’essor des sectes, la libéralisation des moeurs et un regain de puritanisme, un intense sentiment de paix et une instabilité liée à la Guerre du Vietnam, aux tensions communautaires, et, plus généralement, à un climat de paranoïa rampante, entre méfiance vis à vis des forces de l’ordre et défiance à l’encontre du pouvoir.
Là, on touche au coeur du film. Dans la plupart des oeuvres de Paul Thomas Anderson, il est question de fin du monde imminente. Ou du moins de la fin du monde tel que les personnages l’ont connu. Comme les héros de Magnolia, Punch Drunk Love ou The Master, Sportello est à un moment-charnière de son existence. Et comme dans There will be bood, la face des Etats-Unis est en train de changer radicalement.
Le film marque la fin du mouvement hippie et du flower power, la fin d’une certaine idée de la société, plus libre, plus orienté vers la collectivité que vers l’individu, la fin du rêve de toute une génération. La figure emblématique de cet échec est Sashta. Dès le départ, la mystérieuse narratrice nous informe qu’elle est devenu ce qu’elle a toujours haï. Elle apparaît à Doc dans une tenue très éloignée de la mode vestimentaire hippie, les cheveux plus courts que par le passé. Elle a quitté leur mode de vie pour devenir la maîtresse d’un promoteur immobilier milliardaire, qui n’hésite pas à expulser des populations entières pour construire de luxueux complexes immobiliers. Elle a trahi ses idéaux, contrairement à Doc.
Dans le même temps, Charles Manson a perverti le mouvement hippie en forçant les membres de sa communauté à commettre des meurtres atroces – dont l’assassinat de Sharon Tate, en 1969. L’idéologie “Peace and Love” a vécu et la parenthèse enchantée se referme doucement. Les années 1970, marquées par la Guerre du Vietnam, la Guerre Froide, le scandale du Watergate et la crise pétrolière, seront bien moins insouciantes.
Plusieurs groupes d’activistes profitent du climat délétère pour passer à l’offensive. Révolutionnaires afro-américains, communistes, néo-nazis, mouvements ultranationalistes et conservateurs s’affrontent sous le regard attentif des agents fédéraux et de la police, eux-mêmes de mèche avec plusieurs groupes de pression cherchant à s’assurer la prise du pouvoir. Et tout ce petit monde se retrouve dès qu’il s’agit de faire du commerce ensemble, comme Doc le découvre bien vite, interloqué. Les Juifs font du business avec les néo-nazis, le Black Power fricote avec des mouvements nationalistes et racistes et un cartel vietnamien tente d’obtenir le monopole du trafic de drogue sur la côte ouest des Etats-Unis, avec la bénédiction de personnes haut-placées…
Il n’y a plus d’éthique, plus de morale dès qu’il s‘agit d’argent. Et ce n’est que le début du fléau…
A plusieurs reprises, Anderson fait référence à Ronald Reagan, alors gouverneur de Californie et futur président des Etats-Unis. C’est sous sa présidence, au début des années 1980, que le pays s’orientera vers une économie résolument ultra-libérale, et changera radicalement de modèle social.
On retrouve un peu le portrait de l’ex-président dans le personnage secondaire de Burke Stodger, acteur placé sur la liste noire pour ses sympathies rouges dans les années 1950, puis star de films résolument anti-communistes que la secte liée au Golden Fang utilise pour laver le cerveau de ses disciples et les formater.
Le mal est fait. Et il contamine doucement toutes les couches de la population. Doc lui-même est en train de changer, imperceptiblement, et de perdre ses valeurs. Lors d’une longue scène de retrouvailles avec Shasta, à la tension érotique très prégnante, la jeune femme lui explique pourquoi elle l’a quitté pour Wolfmann et il finit par craquer, se jetant sur elle et la violant presque. Il cède à une forme de jalousie assez éloigné du concept d’amour libre cher au mouvement hippie, mais aussi à son instinct de possession et de domination. A ce moment-là, il n’est pas si éloigné des salauds que son enquête le force à côtoyer. C’est pourtant le personnage le plus intègre du film. Il le prouvera en menant à bien son enquête et en garantissant le bonheur d’au moins un de ses clients. Mais cette petite victoire ne réussit pas totalement à masquer la lourde défaite subie par la société en général. Doc ne peut rien contre les puissances qui s’apprêtent à s’emparer du pays. La fin du récit est profondément pessimiste, surtout si l’on choisit de voir l’ultime séquence comme une énième hallucination de Sportello.
Le “Vice inhérent” auquel fait référence le titre, c’est d’abord la propriété d’un objet à se dégrader du fait de l’instabilité de ses composants. Appliqué à la société américaine, il correspond sans doute à la cupidité, au besoin de posséder toujours plus, reprenant la citation de Winston Churchill : “Le vice inhérent au capitalisme consiste en une répartition inégale des richesses”. C’est ce qui va se produire au cours des années 1980, avec la libéralisation de l’économie et le développement, poussé à l’extrême, de la société de consommation. La scène loufoque où Bigfoot dévore goulument toute la marijuana de Doc peut d’ailleurs être vue comme une allégorie des excès de cette société de consommation.
D’un point de vue règlementaire, le vice inhérent est un facteur risque inacceptable pour un assureur. Si le Golden Fang associe le terme à Shasta, c’est qu’elle constitue effectivement un risque non-maîtrisé pour l’organisation. Elle refuse de s’associer à leur complot criminel car elle est amoureuse de Mickey Wolfmann. Cela ne s’achète pas, ne se négocie pas, ce qui est contraire au mode de pensée des conspirateurs.
Là encore, on est dans l’idée de la confrontation brutale de deux idéologies, de deux systèmes de valeurs opposés…
Au delà de cet aspect politique et social, une autre lecture du film est possible, du fait des très nombreuses références cinématographiques dont le cinéaste s’ingénie à parsemer son récit. On peut voir le film comme une évocation de la profonde mutation qu’à connue le cinéma américain entre les années 1970 et les années 1980. L’âge d’or du cinéma Hollywoodien a progressivement cédé la place, dans les années 1960, à des oeuvres moins commerciales, dans la mouvance de la Nouvelle Vague Française, puis à des films singuliers, presque expérimentaux, au coeur des années 1970, avant que la logique mercantile en vigueur dans les années 1980 ne marque le règne des blockbusters formatés, sans âme, destinés à un public-cible majoritairement adolescent.
Il ne fait aucun doute que Paul Thomas Anderson est nostalgique de l’époques où le cinéma américain était un modèle de finesse, d’audace et d’intelligence.
Première référence, évidente, celle à Bugs Bunny, le héros des cartoons de la Warner Bros, à travers la réplique culte “What’s up Doc?” (“Quoi de neuf, docteur?”) que plusieurs personnages utilisent pour interpeler Sportello. C’est aussi le titre irrésistible comédie loufoque de Peter Bogdanovich.
Le nom complet de Shasta, Shasta Fay Hepworth, semble invoquer les mânes de grandes actrices Hollywoodiennes. Fay Wray, Rita Hayworth, Audrey Hepburn, soit les actrices emblématiques des années 1930, 1950 et 1960. En cherchant Shasta, Doc part à la recherche d’un mélange de grâce, d’ingénuité et d’érotisme troublant en voie de disparition. Il se console un peu avec la jeune procureure incarnée par Reese Witherspoon, qui ressemble, elle, de par la tenue et la coiffure, à Kim Novak dans Sueurs froides, une autre histoire où les morts sont plus vivants qu’on ne le croit, ou à Tippi Hedren dans Les Oiseaux. Dans les années 1960/1970, Sir Alfred aurait sûrement fait de Reese Witherspoon une de ses égéries. L’actrice n’a pas eu cette chance et a du se faire connaître en jouant une avocate écervelée dans Legally Blonde. Elle a depuis été promue procureure…
Le médecin de la clinique Chryskylodon a des faux airs de Peter Lorre dans le Faucon Maltais. Le dentiste cocaïnomane joué par Martin Short aurait pu rappeler, dans le contexte, le terrifiant “chirurgien” de Marathon man, mais le look délirant qu’il arbore, rappelant celui d’Austin Powers, le rend immédiatement plus grotesque. A chaque époque ses emblèmes…
Les clins d’oeil se multiplient ainsi tout au long du film. Evidemment, bon nombre font référence à des films noirs. On pense au Grand Sommeil de Hawks, à Chinatown de Polanski, au Privé d’Altman,… Des films d’un autre temps, où Hollywood produisait des chefs d’oeuvres à la pelle.
Pour enfoncer le clou, une dernière pique savoureuse pour la route. Le cabinet d’avocats qui défend les intérêts du Golden Fang se nomme Voorhees/Kruger, évoquant Jason Voorhees, le tueur psychopathe de Vendredi 13 et Freddy Kruger, le monstre cauchemardesque des Griffes de la nuit, soit les deux figures majeures des films d’horreur pour teenagers qui ont dominé le box-office des années 1980.
Evidemment, il n’est nul besoin de posséder une grande culture cinématographique pour apprécier le film de Paul thomas Anderson. Cela montre juste la profonde richesse de l’oeuvre, qui offre plusieurs niveaux de lecture et d’analyse, au gré des envies de chacun.
Pas besoin non plus de trop se creuser les méninges. Inherent vice peut se savourer au premier degré, comme un polar alambiqué ou une histoire d’amour douloureuse. Les plus cartésiens des spectateurs n’ont qu’à voir le film comme le trip d’un homme qui n’arrive pas à se remettre du départ de sa dulcinée et qui tente de s’évader par la consommation massive de drogues. Avec cet angle d’approche, tout le film se déroule dans le salon de Sportello, et son enquête entière n’est alors qu’une histoire qu’il s’invente pour retrouver artificiellement celle qu’il a perdue, une façon de distordre une réalité trop difficile à accepter.
Dans tous les cas, Inherent vice est une oeuvre qui tourne autour des thèmes de la disparition, du deuil, de l’absence, de la fin d’un monde. Elle baigne dans une ambiance mélancolique, malgré les quelques moments de pure comédie disséminés ça et là. Cela se retrouve dans la façon de filmer d’Anderson. Dans ses longs-métrages précédents, le cinéaste américain nous avait habitués à des mouvements de caméra complexes et des plans audacieux. Ici, sa caméra est souvent fixe, les cadrages sont assez serrés, pour traduire l’impression d’enfermement et d’aliénation qui frappe le personnage. Le rythme du film est atypique, avec des scènes s’étirant au maximum, et pour retranscrire l’idée d’un temps suspendu, comme si le héros essayait de s’accrocher jusqu’au bout à son rêve, profitant des dernières lueurs du jour et des derniers feux d’une époque bénie.
Certains seront sans doute un peu déçus, voire carrément furieux, de ces choix artistiques, trop éloignés des canons hollywoodiens actuels pour séduire un large public. Inherent Vice va perdre des spectateurs en route et s’attirer les foudres de tous ceux qui n’ont pas fait l’effort de le comprendre. C’est le prix que toutes les oeuvres ambitieuses ont à payer. Mais Paul Thomas Anderson a brillamment réussi son pari. Il a su restituer l’esprit du roman de Thomas Pynchon (1) en y greffant ses propres thématiques, ses obsessions personnelles,et en y apposant sa patte singulière.
Inherent vice est un objet cinématographique très excitant. Il appartient à cette catégorie de films qui gagnent à être revus, se bonifiant au fil des visionnages. Le temps donnera sûrement raison à Paul Thomas Anderson et permettra à ce film de trouver toute sa place dans sa brillante filmographie.
(1) : “Inherent Vice / Vice caché” de Thomas Pynchon – ed. Points
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Inherent Vice
Réalisateur : Paul Thomas Anderson
Avec : Joaquin Phoenix, Josh Brolin, Katherine Waterston, Owen Wilson, Reese Witherspoon, Eric Roberts, Jena Malone
Origine : Etats-Unis
Genre : déclin de l’empire américain
Durée : 2h29
date de sortie France : 04/03/2015
Note : ●●●●●●
Contrepoint critique : Télérama (critique contre)
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