C'est surtout son titre, Homage to Albert Dadas, et l'étrange destin de cet homme qui l'avait inspirée, résumé en une dizaine de lignes imprimées sur le mur, qui ont retenu mon attention.
Ouvrier gazier français, Albert Dadas (1860 - 1907) est né à Bordeaux, mais a passé la majeure partie de sa vie loin de chez lui. (...) Souffrant de dromomanie ou " folie du fugueur ", il entrait dans des états de transe semi-somnambulique qui lui faisaient tout quitter pour voyager avec frénésie, généralement à pied. (...) Il a été le premier cas de " tourisme pathologique ", maladie qui a fleuri en épidémie dans toute la France à la fin du XIX e siècle, puis s'est propagée en Italie et en Allemagne, avant de s'éteindre après une vingtaine d'années.
Commence alors un roman à étapes divisé en deux parties symétriques : allers et retours, car le V oyageur malgré lui, c'est Albert Dadas, dominé par une soif d'ailleurs qu'il ne domine et ne comprend pas, lui l'ouvrier illettré, mais surtout le père de la narratrice et les autres membres de sa famille, obligés de partir pour conserver la vie.
Minh Tran Huy nous conte dans ce roman douloureux et pudique de terribles trajectoires de vie, des tranches de mémoires familiales tues pendant longtemps. Car le père se tait, esquive les questions insistantes de sa cadette : à quoi bon remuer la douleur et la folie des hommes, la cruauté de l'Histoire ?
La question de la juste place des déplacés permanents court tout le long du roman.
La place d'Albert Dadas, bien sûr :
Les coureurs qui voyageaient sur toute la surface de la planète, comme il avait fantasmé de le faire, dans le seul but de prendre le départ, encore et encore, sans autre destination que la ligne marquant la fin de l'épreuve, et par là, leur victoire ou leur défaite, étaient-ils tellement différents du premier " touriste pathologique " ?
Cette question permet à la narratrice de glisser à Samia Yusuf Omar, la coureuse somalienne qui avait suscité l'enthousiasme des foules aux Jeux Olympiques de Pékin en 2008 et morte sur un rafiot qui tentait de rallier l'Italie. Une tragédie de plus pour les migrants qu'évoque la narratrice, pour ces gens nés au mauvais endroit et au mauvais moment. Ils ne réussissent pas et meurent sur le bateau, ou noyés, ou de solitude et d'incompréhension dans le pays d'accueil. Ils réussissent à s'en sortir, à intégrer un pays aux odeurs, à la nourriture et à la langue différentes, à jamais étrangers par leur origine, à jamais étrangers dans leur propre pays lorsqu'ils y retournent.
Albert Dadas revient toujours à Bordeaux d'où il est originaire. La narratrice revient à Paris après son séjour à New-York, son père revient au Vietnam lorsque le pays s'ouvre. Il revient aussi à son enfance lorsque la maladie frappe ce brillant ingénieur :
Il me déroule et redéroule inlassablement les destins de ses disparus, il recommence encore et toujours le même laïus, sans paraître avoir conscience de ce qu'il raconte ni de la personne à qui il s'adresse.
Passages douloureux, pudiques aussi.
Ce livre écrit par une jeune femme est-il vraiment un roman ? Il ressemble à une tribulation, entre systole et diastole, comme les intermittences du cœur, allers-retours d'une mémoire, expression de racines autant qu'exemples tirés de l'Histoire. Il recèle maladresses et invraisemblances, comme les lettres du père à la fille alors qu'il a perdu la langue française, et les deux parties du roman sont tellement symétriques que cela ressemble à un devoir de géométrie.
Le style lui-même ne frappe pas par son originalité ou sa puissance, des faits racontés d'une manière précise. Encore une impression de première de la classe, et en cela aussi Minh Tran Huy appartient à sa famille toujours à la recherche de l'excellence pour accéder à un avenir meilleur.
Restent de nombreux passages poignants, et un témoignage d'amour bouleversant pour le père disparu, un livre sincère.
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