Magazine Culture
Jean Rouaud est un écrivain bourré d’humour, ce que ses premiers
livres ne permettaient pas de percevoir. On comprend mieux pourquoi cela ne
sautait pas aux yeux, après la lecture d’Un peu la guerre, troisième volet de La
vie poétique. L’autobiographie s’y écrit par vagues et finit par dessiner,
avec un peu de flou, le portrait d’un homme dont la jeunesse file à toute
allure tandis qu’il peine à publier son premier roman. Ce sera fait à 37 ans
avec Les champs d’honneur, Goncourt
en prime et tout paraît simple quand on le dit ainsi. Alors que, racontée par
l’auteur lui-même, l’affaire prend une toute autre allure.
Comme tout le monde, ou presque, il est passé par des refus avant
d’être retenu par Jérôme Lindon aux Editions de Minuit, enseigne à la fois
prestigieuse et modeste par laquelle Rouaud est adoubé quand le
« commandeur » (jamais nommé, pas davantage que la maison d’édition)
lui dit : « Vous n’êtes pas
penseur, vous n’êtes pas philosophe, vous n’êtes pas essayiste, vous êtes romancier. »
L’entrevue avec l’éditeur ne fut pas vraiment sereine. Quelle était la
structure du livre ? Et Jean Rouaud d’en improviser une qui semblait
convenir. Où était le narrateur ? « S’il
s’agit, comme il semble, d’un roman de la mémoire, on est avec la mémoire de
qui ? » Là, c’était d’autant plus complexe que l’écrivain en
devenir n’attendait pas cette question chez un homme qui avait publié Samuel
Beckett et le Nouveau Roman, c’est-à-dire quelques grenades lancées en direction
du récit conventionnel. Il fallut, en définitive, mettre la difficulté en
évidence dans le texte de quatrième de couverture, évoquant, à côté de quelques
autres, ce disparu-là : « le
narrateur, dont le vide occupe le centre du récit. » Et Jean Rouaud ajoute :
« Comme si, aux victimes collatérales
des conflits du siècle, il convenait de rajouter un mort, le roman, et un
disparu, moi. Alors oui, pour tout ça, un peu la guerre. »
Un peu les guerres, même, empilées les unes sur les autres comme
les disparus du roman. Et, parmi les guerres, celle menée par les intellectuels
contre le roman lui-même, genre bourgeois définitivement obsolète jusque dans
la faculté de province que fréquentait Jean Rouaud. Comment écrire quand même
sur ce territoire désormais interdit ? « D’autant
plus délicat à explorer, que le réel – l’illusion référentielle, selon les doctes
qui se pinçaient le nez quand il était question du roman – était littérairement
tenu à distance, considéré comme suspect, voire nuisible pour la bonne
compréhension des choses. »
Ajoutons ce qu’on sait au moins depuis les débuts de La vie poétique : Jean Rouaud,
jeune, souffrait d’un environnement culturel étriqué et de toutes les
caractéristiques dévalorisantes de ses origines provinciales. Qui pouvait
s’intéresser à lui ? Même pas la jolie étudiante qui lui pose une question
sur un livre qu’il n’a pas lu, d’où un commentaire qui se veut avisé mais ne
repose sur rien, sinon des généralités. Timide jusqu’à la maladresse quand il
s’agit de masquer un trou dans sa culture…
Pourtant, l’acte de décès du roman, en un sens, l’arrange. Il y
mettra du temps mais finira par y voir clair : « que de cette mort du roman je fasse le roman de la mort, le roman
de mes morts. D’où, ce qui sera mon chantier futur : ressusciter le roman pour
ressusciter mes morts. »
Parcours dans le temps et dans le dédale des
esthétiques dominantes selon les époques, Un
peu la guerre raconte l’art de contourner les interdits, de tracer un
chemin inédit à distance des contraintes.