Dessin de Charb paru dans Charlie Hebdo en juillet 2013.
Extrême-droitisation. «Et si l’imaginaire collectif et les représentations sociales avaient basculé à droite et à son extrême…» Au milieu d’une discussion téléphonique qui a pour thème «l’air du temps n’annonce rien de bon» et «n’est-il pas trop tard», un ami philosophe, volontairement provocateur, ne s’embarrasse pas de la forme interrogative pour plaquer des mots sur un diagnostic qu’il veut implacable, car, dit-il, «il faut arrêter de se raconter des histoires». À en croire l’avalanche de sondages qui tous affirment que les candidats de fifille-la-voilà risquent de réussir de larges scores au premier tour le 22 mars, l’échéance électorale des départementales, d’ordinaire peu favorable à l’extrême droite, a de quoi effrayer tout bon républicain qui se respecte. Le climat politico-médiacratique est tel, d’ailleurs, depuis des mois, que l’affaire semble entendue, jouée d’avance. Circulez, passez votre chemin! Comme si le malheur collectif d’un pays comme le nôtre suffisait à expliquer le choix d’une dérive mortelle contre laquelle nous ne pourrions plus rien. Si nous doutons de cette sinistre fatalité, reconnaissons, néanmoins, que rien n’incite à l’optimisme.Au fond, le malheur collectif dont il s’agit sert-il à autre chose qu’à nourrir toutes les formes de nihilismes les plus brutaux et les plus bêtes? En général, chaque nation ne s’éveille qu’à sa propre douleur, n’accordant qu’un semblant d’intérêt à la souffrance des autres. Seulement voilà, comment qualifier cette douleur, et surtout qu’en faire? Pour l’ami philosophe, pas de doute, les moteurs de ce qu’il appelle «l’extrême-droitisation de la société française», ce sont «les paniques sociales et morales combinées», comme si «les ravages de la crise sociale atomisaient la conscience des plus frappés» et provoquaient chez eux, «presque mécaniquement, des réactions disproportionnées» ayant pour dénominateur commun «la perte des valeurs». Quel rapport avec le Front national, direz-vous? C’est simple. L’extrême droite poujado-pétainiste (puisqu’il faut la définir comme telle actuellement, sans avoir peur des formules empruntées à l’histoire) met en avant des thématiques identitaires liées à la peur du déclin, une méthode que nous pouvons qualifier d’idéologie-de-la-crise. La pire qui soit.
Obsessions. «Nommons bien les choses: nous assistons à une insurrection nationale et identitaire.» L’ami philosophe y va fort. Mais a-t-il totalement tort de refuser de balayer d’un trait de plume les grands dangers à venir, si nous ne savons pas retenir les leçons? Pour lui, les logiques à l’œuvre peuvent être d’ailleurs comparées à celles qui opéraient à la veille de la Seconde Guerre mondiale: l’agrégation de tous les maux. «Dans ces situations, ajoute-t-il, ceux qui sombrent dans l’horreur des idées fascisantes, racistes ou ultra-réactionnaires ne visent plus l’émancipation comme moteur de leur propre existence, c’est même tout le contraire, ils émettent une demande de sécurité, d’autorité et d’identité. La crise sociale nourrit le désespoir. Et le désespoir nourrit à son tour la catastrophe idéologique. Toujours…» Sur ce terrain propice, fifille-la-voilà s’avance gaiement, sans complexe et sans vergogne, osant proférer tout et son contraire en ratissant le plus large possible, quitte à se goinfrer de thèmes de gauche pour mieux semer la confusion, tout en laissant glisser, mine de rien, ses obsessions xénophobes associées à une critique du néolibéralisme de fraîche date. Terrifiante mécanique attrape-tout, qui consiste à donner une pseudo-vision du monde commune à des gens dont les intérêts matériels sont divergents et qui, s’ils votaient de la sorte, voteraient surtout contre eux-mêmes. La schizophrénie du moment, qui consiste à ce que des dominés soutiennent des dominants, paraît pour l’heure sans limite.
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 6 mars 2015.]