Lignes brisées est un de ces romans qui ne laissent pas insensibles. C'est le troisième volet d'un triptyque sur les rendez-vous manqués mais il se lit de manière indépendante des précédents livres d'Harold Cobert.
L'auteur avoue son obsession pour les angles morts et les paroles qui sont bâillonnées. S'il est hanté par ce thème, il le traite de manière toujours différente. Contrairement aux précédents, celui-ci ne s'inscrit pas dans le domaine du roman historique pour plonger cette fois à corps perdu dans l'amour manqué, celui qui nait à l'adolescence, sans se concrétiser totalement mais qui ne s'éteint jamais, maintenant un petit pincement au cœur, et laissant croire que peut-être on pourrait raviver la flamme en se retrouvant.
Gabriel provoque le destin en trouvant une occasion de revoir Salomé. Il entretient le regret du grand amour alors qu'elle semble avoir fait un autre deuil, celui de sa carrière de danseuse.
Les lignes brisées évoquent celles du destin, aussi hasardeuses que celles de la main. Le livre se déroule suivant deux temporalités inversées. S'entrecroise un récit à la première personne, écrit au présent alors qu'il s'inscrit dans le passé, qui est le roman que Gabriel vient de publier, relatant son histoire avec Salomé, avec un autre récit, rédigé à la troisième personne et au passé qui rend compte paradoxalement de ce qui est en train de se dérouler, en l'occurence les retrouvailles entre les deux anciens amoureux.
Le lecteur est pris à témoin de leur chassé croisés, en cercles rapprochés autour du silence obscur de leur histoire. Auront-ils changé après 15 ans sans se voir ? Les sentiments pourront-ils renaitre de leurs cendres sans virer au règlement de comptes entre Salomé et Gabriel,.
Ce qui m'a le plus bouleversée ce sont les pages où l'auteur fait parler Salomé à propos de son rapport avec la danse.
Écouter la jeune femme permet de comprendre l'ampleur de ce qu'une danseuse (et c'est probablement vrai dans une moindre mesure pour un danseur) doit sacrifier à sa passion. On le perçoit dès le début du livre : La danse qui épuise le temps d'avoir une enfance, une adolescence, des amis ... le corps ne pèse plus, n'existe plus. (p. 36)
On en comprend toute l'atrocité plus loin : Se battre contre son propre corps. Contre ses raideurs. Contre son poids. Contre sa mollesse. Contre le moindre signe de relâchement ou d'empâtement. Tu ne sais pas ce que c'est de te lever tous les matins avec l'impression d'avoir été rouée de coups la veille. Et d'aller quand même à la barre, de t'étirer, presque à en pleurer, jusqu'à ce que tes muscles soient suffisamment chauds et que même la douleur devienne une sorte de plaisir. (p. 100)
Elle poursuit ce qui devient un terrible réquisitoire : jusqu'à ne plus peser que 25 kilos et devoir raccrocher les chaussons, à bout de forces, à bout de tout.
Gabriel semble ne pas comprendre. L'auteur nous le montre si complaisant à son égard qu'il ne peut susciter la compassion. Il est parfois franchement misogyne, notamment lorsqu'il prétend que les femmes sont atteintes de chleuasme (p. 59) consistant en l'autoapologie par antiphrase pour susciter une réaction compensatrice de l'auditoire, autrement dit se dévaloriser en minimisant ses atouts pour que l'autre soit amené à faire un compliment.
On pourrait croire que la femme serait un être masochiste et compliqué. Mais le personnage masculin n'est pas davantage épargné. Enfin, il me semble ...
Lignes brisées de Harold Cobert, aux éditions Héloïse d'Ormesson, en librairie le 5 mars 2015