Il était 23 h 19, hier, lorsque j’ai refermé Ce qui reste de nos vies. J’ai reflué depuis Jérusalem jusque dans mon salon. J’ai consulté l’horloge du récepteur du câble. J’ai regardé autour de moi. J’ai repris pied dans ma réalité. Je revenais d’un long voyage, d’un beau voyage. J’ai gardé le livre serré contre moi durant quelques instants, comme pour retenir ces êtres si touchants. En fait, ils s’étaient déjà installés chez moi, dans mon imaginaire : Hedma, Avner, Dina. Dina surtout. La courageuse Dina.
Résumé
Mais de quoi est-il question au juste? Voici comment est résumé le récit en quatrième de couverture : « Hedma Horowitch vit sans doute ses derniers jours, mais l’image de ce lac, près du kibboutz où elle est née, s’impose encore avec force à sa conscience. Les souvenirs plus douloureux de sa longue vie se glissent eux aussi dans sa mémoire, sans qu’elle puisse s’en libérer : son père trop exigeant, un mariage sans amour, puis cette difficulté à aimer équitablement ses deux enfants, Avner et Dina.
Ces deux derniers lui rendent visite à l’hôpital de Jérusalem. Avner, le fils adoré y rencontre une femme venue accompagner son amant mourant et entame une étrange relation avec elle. Quant à Dina, la fille mal aimée, elle ne sait comment réagir face à l’éloignement de sa propre fille pour qui elle a sacrifié sa carrière. Débordée par le besoin de donner cet amour à quelqu’un, elle se met en tête d’adopter envers et contre tous. Son désir de renforcer son foyer pour y accueillir un autre enfant risque bien de faire éclater sa famille… »
Oui, mais encore…
C’est si peu dire que de résumer ce livre à sa trame narrative. Car tout son intérêt réside dans la manière dont le récit prend place, lentement, par petites touches. Et avec une profondeur et une sensibilité absolument bouleversantes.
Zeruya Shalev peint un tableau extrêmement complexe et fin des liens qui unissent les membres d’une famille, de cette mère dont la fin prochaine plonge ses deux enfants dans une crise existentielle latente et redessine la configuration de leur destinée, tel un coup au billard modifie la position des boules et leurs interrelations. C’est de l’intérieur que l’ont vit l’intense détresse de chacun des protagonistes faite de doutes, de désirs, de reculs, de peurs qui confinent par moment au désespoir. Il y est question d’enfance, de naissance, de non-naissance aussi. Du jumeau qui ne s’est pas développé, du frère qui a grandi sans vraiment devenir un homme. Du petit garçon que Dina cherche sans relâche depuis toujours. Ça parle d’amour et de déception, de rancœur et de pardon. Pardonner à sa mère l’amour déficient, pour se pardonner soi-même afin qu’advienne le bonheur. Sans jamais défaillir, funambule époustouflante, l’auteure se tient en équilibre sur le fil tranchant de l’ambiguïté constitutive des êtres.
On peut également, en filigrane, y lire une métaphore de la naissance et de la croissance d’Israël, pays natal de l’auteure, de l’utopie du kibboutz aux lendemains sanglants qui perdurent. Un pays lui-même en pleine crise, à la fois menacé et revanchard, miné par le cycle sans fin de la violence. Un pays dont la survie passe forcément par le pardon mutuel de ses protagonistes. Pour qu’advienne enfin la paix, le bonheur.
La maîtrise de l’art
La lenteur proustienne du récit est bien servie par les longues phrases qui s’enroulent comme des volutes autour d’une idée, d’une pensée, d’une impression, d’un dialogue. Sans jamais nous perdre. Tel dans cet extrait où Dina annonce à Amos, son mari qu’elle veut adopter un enfant.
« Je [le mari] t’ai toujours dit qu’un enfant me suffisait amplement et je suis ravi que tu aies enfin compris qu’effectivement c’était une chance [qu’ils n’aient pas eu d’autres enfants], il hoche la tête tandis qu’elle accuse le coup en se crispant davantage puis elle se lève, va s’asseoir sur ses genoux, pose le front sur son épaule tant elle a besoin d’un contact apaisant, non, Amos, tu n’y es pas du tout, lui chuchote-t-elle dans l’oreille, je viens de comprendre ce que nous devons faire, je sais que tu vas d’abord trouver mon idée insensée mais après, tu y réfléchiras toi aussi et tu verras combien ce sera merveilleux pour nous trois. De quoi parles-tu? demande-t-il en remuant nerveusement sur sa chaise au bois fissuré par la pluie et le soleil, eh bien voilà je… cette question l’oblige à assumer pour la première fois les mots clairs, pas les quelques syllabes nébuleuses qui ont plané dans la chambre de sa mère, pas non plus les pages silencieuses qui ont défilé sur l’écran de son ordinateur, elle hésite un peu puis se lance à voix basse, je veux adopter un enfant. »
Avec une parfaite maîtrise de son art, de la narration comme de la langue et dont aucun extrait ne saurait à lui seul rendre compte, Zeruya Shalev entremêle le passé, le futur et le présent, les ténèbres et la lumière, la haine et l’amour, la vie et la mort pour qu’enfin triomphe l’espoir. Un grand livre!
L’auteure
Zeruya Shalev est née dans un kibboutz, en Israël et vit à Jérusalem. Ce qui reste de nos vies, traduit de l’hébreu, est son quatrième roman et a été couronné Prix Fémina étranger 2014.
Zeruya Shalev, Ce qui reste de nos vies, Gallimard, Paris, 2014 (pour la traduction française), 416 pages