Je trouvai Albertine dans son lit. Dégageant son cou, sa chemise blanche changeait les proportions de son visage qui congestionné par le lit, ou le rhume, ou le dîner,
semblait plus rose ; je pensai aux couleurs que j’avais eues quelques heures
auparavant à côté de moi, sur la digue, et desquelles j’allais enfin savoir le goût ;
sa joue était traversée de haut en bas par une de ses longues tresses noires
et bouclées que pour me plaire elle avait défaites entièrement.
Elle me regardait en souriant. A côté d’elle, dans la fenêtre,
la vallée était éclairée par le clair de lune. La vue du cou nu d’Albertine,
de ces joues trop roses, m’avait jeté dans une telle ivresse (c’est-à-dire avait
tellement mis pour moi la réalité du monde non plus dans la nature ;
mais dans le torrent des sensations que j’avais peine à contenir)
que cette vue avait rompu l’équilibre entre la vie immense,
indestructible qui roulait dans mon être et la vie de l’univers,
si chétive en comparaison.
Marcel Proust, A l'ombre des jeunes filles en fleurs