Alors que son film Chelli sort cette semaine en salle, le réalisateur israélien Asaf Korman revient sur son film
Comment vous est venue l’idée de ce film ?
L’idée du film et des personnages vient de ma femme, Liron Ben Shlush, scénariste et actrice du film. En 2009, elle m’a dit qu’elle voulait écrire un scénario à partir de son expérience personnelle de jeune fille qui a grandi aux côtés d’une sœur handicapée mentale. Nous en avons beaucoup discuté et il nous est apparu évident que le sujet de ce film ne serait pas la prise en charge. Ce serait l’histoire d’une femme qui néglige sa propre vie pour l’amour d’une autre personne, et des dangers que comporte cette négligence. L’univers visuel du film, entre douleur, horreur, fragilité et poésie, a immédiatement commencé à se mettre en place dans mon esprit. J’ai rapidement réalisé que ce se serait mon premier long métrage.
Comment était-ce de travailler en couple sur ce film ?
Ce film est un acte d’amour, au sens le plus complexe et exigeant du terme. C’est un acte de coopération qui comprend la passion et le plaisir, côte à côte avec le combat et la détresse. C’est un acte d’observation, de regard profond dans les yeux d’autrui, ce qui suppose de s’exposer sans fard, sans compromis. Notre association, à la fois comme couple et comme actrice/ scénariste et réalisateur, a défini l’essence même de ce film. Pendant l’écriture, nous nous sommes mariés et nous avons eu notre premier enfant, nous avons alors compris que le sujet du film n’était pas uniquement une situation de co-dépendance, mais aussi la parentalité ainsi que les limites auxquelles on est
confronté lorsqu’on s’occupe d’une autre personne. Il y a eu beaucoup d’anxiété avant le début du tournage. Liron avait des scènes de nudité et des scènes d’amour avec un autre homme, et elle devait faire face à une comédienne, Dana Ivgy, qui jouait le rôle de sa véritable sœur. En réalité, ces scènes ont été les plus faciles à tourner. La nudité et le sexe, c’est juste de la technique, et la ressemblance de Dana avec la sœur de Liron lui a permis de se sentir proche d’elle et de la mettre à l’aise. Le véritable défi, dans le travail avec Liron sur le personnage de Chelli, c’est le fait qu’elle l’avait écrit. Nous devions trouver un moyen de faire en sorte que chaque situation soit nouvelle pour Liron, pour qu’elle puisse vivre les scènes comme si elles avaient lieu réellement au présent et pas comme un texte méticuleusement élaboré.
Le fait que l’actrice principale du film soit toujours la seule personne à connaître mieux que quiconque le sens des scènes et des actions, c’était à la fois très utile et dangereux, mais la puissance de sa connexion émotionnelle avec l’histoire, et les éléments semi-autobiographiques de celle-ci, lui ont permis de créer un personnage formidablement complexe et ambigu, qui est à la fois elle-même et la femme dérangée qu’elle aurait pu devenir.
En regardant le film, on pourrait penser que Gabby est interprétée par une actrice réellement handicapée mentale. Comment Dana Ivgy est-elle parvenue à ce résultat ?
J’ai rencontré Dana au lycée, c’est une amie très proche depuis des années et elle jouait le rôle principal du premier court métrage que j’ai réalisé lorsqu’on avait 18 ans. Depuis, nous avions tous deux hâte de retravailler ensemble, et Liron et moi savions que nous la choisirions dès les premiers stades de l’écriture. Notre proximité amicale est ce qui a rendu possible une confiance mutuelle au moment d’embarquer pour le voyage sauvage qu’exigeait le personnage. Pour jouer le rôle de Gabby, Dana a travaillé pendant de longues heures dans le centre où vit la vraie sœur de Liron, à Haïfa. Elle a fait beaucoup de recherches et rencontré des médecins et des spécialistes, s’efforçant de comprendre en profondeur l’état physique et mental du personnage. Nous avons aussi beaucoup répété, en essayant de maîtriser la gestuelle des deux sœurs et d’atteindre l’intimité entre sœurs qui était si cruciale pour la crédibilité du film.
Comment avez-vous réussi à travailler avec d’autres personnes sur un film aussi personnel ?
Pouvoir partager notre rêve cinématographique intime et personnel avec plein de gens créatifs a été très libérateur. Nos producteurs Haim Mecklberg et Estee Yacov Mecklberg ont joué un rôle à part entière dans les aspects artistiques du film, du début à la fin, partageant leur passion, leur grande expérience et leur amour absolu du cinéma. Nous avions aussi un chef décorateur très enthousiaste, Ron Zikno, qui est parvenu à concevoir le décor principal du film en faisant comme si les personnages y avaient vécu depuis toujours.Il a rempli le plateau d’objets provenant de souvenirs d’enfance de Liron, qu’il avait recherchés avec le plus grand soin. Amit Yasour, le chef-opérateur, au-delà de l’approche cinématographique innovante et du style subtil qu’il a apportés, a créé sur le plateau un environnement artistique, sans le poids de la technique, qui nous a permis de nous concentrer au mieux sur l’histoire, si chargée émotionnellement, qu’on devait raconter.
Le film se déroule majoritairement en huis clos. Quel type de défi de mise en scène cela impose-t-il ?
J’ai lu Huis clos de Sartre à la fac et j’ai été ébloui par la puissance que cet « enfermement » confère à la pièce. Ça ne m’a pas trop fait peur pour le film parce que j’avais une grande confiance dans mes actrices et mon acteur. Pendant la majeure partie du tournage, nous avons travaillé à la manière d’une pièce de théâtre,nous avons répété pendant une semaine sur le plateau afin d’approfondir notre connaissance des situations et de l’espace. Le chef opérateur était présent lui aussi, et nous avons eu de longues discussions pour trouver comment créer, à partir d’un tel espace, un récit cinématographique, une histoire vibrante, captivante et pas trop répétitive – bien que la répétition fasse partie du récit. Très tôt, nous avons choisi de tourner le film en Cinémascope, au format 2.35, et de traiter cet espace confiné comme un paysage. Le paysage d’une pièce en désordre, pleine de poussière, aux murs délabrés. Le paysage aussi des corps des deux sœurs, de leurs visages, comme des montagnes gigantesques sans maquillage. J’ai aussi décidé que nous n’utiliserions pas de travelling. Nous devions créer cette tension et cette intimité uniquement avec des plans fixes et par la composition. Et lorsque nous ressentions le besoin de bouger, il fallait faire des plans à l’épaule, ce qui accentuait le réalisme au lieu de le briser.
Le plus souvent, un des rares liens des personnages avec le monde extérieur est le bruit constant des voisins et du quartier. Comment avez-vous travaillé l’univers sonore du film ?
C’est notamment par la musique que nous sommes parvenus à créer cette sensation du monde extérieur. J’ai d’ailleurs écrit une partie de la musique festive moyen-orientale, transe, hip hop. D’un côté, il y a les terribles voisins de ce quartier rude, mais de l’autre, il y a ce sentiment constant chez Chelli d’un monde dont elle est exclue, d’une fête à laquelle elle n’a pas été invitée, d’une vie avec laquelle elle a décidé de rompre. Le son provient aussi du véritable quartier où a grandi Liron puisque nous avons enregistré autour de la maison de ses parents. Avec l’ingénieur du son, nous avons cherché à jouer sur la tension et à traiter la musique un peu comme dans un film de genre. Encore une fois, la subtilité ne passe pas forcément par un excès de réalisme mais aussi par une forme de démesure.
Au moment de la présentation du film à Cannes, certains ont employé le mot « hitchcockien » à propos de votre film. Comment avez-vous fait pour atteindre cette dimension de thriller à partir d’une histoire si intime ?
J’ai été très heureux qu’on mentionne Hitchcock, car c’était l’une des choses les plus importantes pour moi avec ce film : être capable de jouer avec le cliché du film art et essai réaliste, saisir le spectateur par le col et faire évoluer le film, sans qu’on s’en aperçoive, vers l’univers du thriller feutré. Les producteurs et les financiers ne comprenaient pas cette idée, son rapport avec l’histoire, jusqu’à ce qu’ils découvrent le premier montage du film… Liron et moi savions qu’avec un tel sujet, nous allions sur un territoire dangereux où nous pouvions facilement tomber dans le mélodrame à l’émotion racoleuse. Nous nous sommes efforcés de lutter contre cela avec les outils cinématographiques légués par Hitchcock et d’autres auteurs de films de genre, sans se laisser dé border par l’aspect intime, réaliste, personnel et émotionnel qui était au départ de cette histoire.
Comment avez-vous fait pour concilier l’aspect réaliste de cette histoire et des visions plus poétiques, oniriques ?
Comme le personnage de Gabby s’inspire de la véritable sœur de Liron, il était important pour nous de faire un portrait aussi réaliste que possible de sa condition, de ne pas l’embellir. Mais pour cette raison, je voulais qu’il y ait dans le film des petits moments qui rappellent au spectateur qu’il est au cinéma, que le film puisse décoller, s’échapper de la réalité pour se diriger vers les territoires du réalisme poétique. Pour moi, il ne s’agit pas d’un film sur la prise en charge des personnes handicapées, mais d’un film sur les relations humaines, sur les limites entre l’amour et le sacrifice. De vraies solutions s’offrent à Chelli, mais elle choisit de les refuser. Comme ces gens sont généralement cachés dans la société, nous voulions montrer que ça peut être à la fois difficile et agréable. Chelli a beaucoup à apprendre de Gabby. De la manière dont elle est connectée à ses propres besoins, sentiments et désirs. Gabby a un corps dysfonctionnel qui est comme une prison, mais en même temps elle est plus libre que la majorité d’entre nous. En tant que metteur en scène, je me sers du langage cinématographique pour trouver comment illustrer ces situations. Il y a par exemple ce plan en plongée sur la rue, où Gabby tourne en rond comme une prisonnière et où Chelli la rejoint, cela devient un peu une danse. Ou, dans la scène de la baignoire, cet autre plan en plongée sur les sœurs collées l’une à l’autre pour former une seule créature à deux têtes.