Disappears – Irreal

Publié le 03 mars 2015 par Hartzine

Quand on décide de former un groupe à Chicago, la ville du label Thrill Jockey et du post-rock post-crise de Tortoise, on est dépositaire d’un legs difficile à assumer. Mais dès son premier LP Lux en 2010 sorti chez KrankyDisappears s’est inscrit dans une filiation encourageante avec des morceaux qui, à l’exemple de Magics, portaient l’évolution d’une scène chicagoane des 90’s en pleine sortie de crise économique, mêlant les influences du garage rock, de la shoegaze et du krautrock, des ascendances héritées des précédents groupes des membres, comme The Ponys. Arguant un turnover rare sur la rythmique — trois batteurs sur cinq albums, dont Steve Shelley de Sonic Youth — Disappears s’est appuyé sur sa faculté à faire mûrir une cohérence autour de cette instabilité pour développer un style personnel et évolutif. Il était donc presque normal d’arriver à une sorte de rupture.

À la première écoute, Irreal, leur cinquième album, est d’une mollesse infinie, confinant à la musique d’ambiance ponctuée de rebondissements contrariants car réveillant subitement une concentration auditive passablement endormie et rapidement perdue dans le flux indistinct des accords et rythmes minimalistes, poussifs et répétitifs qui caractérisent cet album étrange dans la discographie du quartet. Étrange, oui, comme le titre : Irreal est en soi un terme particulier, une occurrence rare synonyme d’unreal (non réel), mais renvoyant à des concepts philosophiques et artistiques d’une réalité qui ne serait pas seulement inconsistante ou absente, mais différente du sens des réalités communément admis. C’est là qu’on met le doigt sur une rupture dans le style du groupe, où la spontanéité adulescente du garage est visitée par le sous-genre art et son confrère noise sur huit morceaux à la longueur inédite dans la carrière du groupe, quatre d’entre eux dépassant allègrement les six minutes sur de longs monologues exhaustifs.

Oublions la mélodie, les longues pistes d’Irreal saupoudrent de ruptures noise un rythme binaire et à la régularité solide. C’est sur la longueur et la patience que joue cet album, où la répétition devient le corollaire d’écrins délicieusement bruyants jouant tantôt sur la stéréo avec Mist Rites où la puissance dronienne du morceau est équilibrée par un rapide basculement gauche/droite, tantôt sur des progressions saturées et alourdies de réverb comme dans Irreal, qui donne son nom à l’album et se conclut sur un paysage sonore irréel (nous y voilà) où des chants de baleine électriques enveloppent un bourdonnement mat et brutal. Mais globalement, c’est le minimalisme qui caractérise ce LP à la répétitivité krautienne où la batterie, distincte et régulière, est la pièce centrale. Disappears nous met à l’épreuve dans un album métaphorique sur la colère enfouie, celle qui déforme la réalité en creusant l’inconscient de mille frustrations de la taille de têtes d’épingle, pour une acupuncture de l’ego qui revêt la forme de longues itérations de cordes piquées et frottées, maîtrisées dans leurs hurlements, à l’instar de l’antimélodie deI_O à l’intitulé binaire si bien choisi, ou celle d’échos de batterie étouffés dans le morceau introductif Interpretation. Ça sourde, c’est tapi, mais ça ne surgit pas ou peu. Seul le noise brut de Navigating The Void, qui clôt l’album, amorce une conclusion libératrice mais calculée, freinée, amortie jusqu’au soubresaut final qui explose d’introversion. La patience a ses limites, mais elles relèvent rarement de l’ouïe.

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