De Voltaire à Diderot 23 juillet 1766
On ne peut s'empêcher d'écrire à Socrate quand les Melitus et les Anitus se baignent dans le sang et allument les bûchers. Un homme tel que vous ne doit voir qu'avec horreur le pays où vous avez le malheur de vivre. Vous devriez bien venir dans un pays où vous auriez la liberté entière non seulement d'imprimer ce que vous voudriez, mais de prêcher hautement contre des superstitions aussi infâmes que sanguinaires.
Your browser does not support the audio element.
La réponse de Diderot
Monsieur et cher maître,
je sais bien que, quand une bête féroce a trempé sa langue dans le sang humain, elle ne peut plus s'en passer ;
je sais bien que cette bête manque d'aliment, et que, n'ayant plus de Jésuites à manger, elle va se jeter sur les philosophes.
Je sais bien qu'elle a les yeux tournés vers moi, et que je serais peut-être le premier qu'elle dévorera :
je sais bien qu'un honnête homme peut, en vingt-quatre heures, perdre ici sa fortune, parce qu'ils sont gueux ; son honneur, parce qu'il n'y a point de lois ; sa liberté parce que les tyrans sont ombrageux ; sa vie, parce qu'ils comptent la vie d'un citoyen pour rien, et qu'ils cherchent à se tirer du mépris par des actes de terreur.
Je sais bien qu'ils nous imputent leur désordre, parce que nous sommes seuls en état de remarquer leurs sottises.
Je sais bien qu'un d'entre eux a l'atrocité de dire qu'on n'avancera rien tant qu'on ne brûlera que des livres. Je sais bien qu'ils viennent d'égorger un enfant pour des inepties qui ne méritaient qu'une légère correction paternelle.
Je sais bien qu'ils ont jeté, et qu'ils tiennent encore dans les cachots, un magistrat respectable à tous égard, parce qu'il refusait de conspirer à la ruine de sa province et qu'il avait déclaré sa haine pour la superstition et le despotisme.
Je sais bien qu'ils en sont venus au point que les gens de bien et les hommes éclairés leur doivent être insupportables.
Je sais bien que nous sommes enveloppés des fils imperceptibles d'une masse qu'on appelle police, et que nous sommes entourés de délateurs.
Je sais bien que je n'ai ni la naissance, ni les vertus, ni l'état, ni les talents qui recommandaient Monsieur de la Chalotais, et que quand ils voudront me perdre, je serai perdu.
Je sais qu'il peut arriver avant la fin de l'année, que je me rappelle vos conseils, et que je m'écrie avec amertume : O Solon ! Solon !
Je ne me dissimule rien, comme vous voyez ; mon âme est pleine d'alarmes ; j'entends au fond de mon cœur une voix qui se joint à la vôtre et me dit : « Fuis, fuis ! ».
Cependant, je suis retenu par l'inertie la plus stupide et la moins concevable ; et je reste.