Dans son livre « Thieves of State », un réquisitoire contre la corruption, Sarah Chayes suggère que le temps de l’émotion est révolu. Et que nous devons avoir des attentats du 11 septembre 2001, et du terrorisme en général, une vision politique et historique. « Plus de douze ans sont passés depuis le 11 septembre, écrit-elle dans un chapitre consacré à la violence extrémiste, et les évènements de cette journée entrent dorénavant dans le domaine de l’histoire ». Et elle ajoute : « soumettre ces faits, (…) à l’analyse critique dont des évènements du passé ont été l’objet ne déshonore, ni n’insulte, les victimes ».
Depuis les attentats d’Al Qaïda contre les tours jumelles de Manhattan et contre le Pentagone, cette précaution est utile. Les auteurs qui tentent d’éviter l’explication simpliste d’une lutte à mort entre le bien et le mal, entre la tyrannie islamiste et les démocraties occidentales, courent le risque de se voir accuser de connivence avec l’ennemi. Dans le cas de Sarah Chayes, journaliste à NPR (National Public Radio), correspondante de guerre, puis consultante pour le Département de la Défense américain, cette précaution est d’autant plus nécessaire, qu’elle ne mâche pas ses mots.
« La similitude entre le langage d’Al Qaïda pour expliquer ces actes de violence (ndlr, le 11 septembre), et celui des premiers insurgés protestants qui dénonçaient la profonde corruption de l’Eglise catholique et de ses alliés royalistes est frappante », assure-t-elle. Et elle ajoute : « Les djihadistes contemporains sont également comparables aux premiers protestants dans la mesure où ils justifient leur combat, au moins en partie, comme une réaction contre les monarques kleptocrates qui règnent avec l’aval et le soutien des Etats-Unis », dans le monde arabe et musulman.
Chayes évoque longuement la « Réforme » lancée par Martin Luther en Allemagne au début du 16èmesiècle, la nature théologique de son opposition à l’Eglise catholique, mais également le caractère politique de son combat. Une révolte contre les monarchies régnantes, leur pouvoir arbitraire, et la spoliation systématique des biens de leurs sujets.
De cette comparaison entre deux périodes de l’histoire où l’oppression a joué un rôle majeur, Chayes tire un enseignement intéressant. En l’absence d’une justice prodiguée par le pouvoir temporel, les hommes se tournent vers l’espoir d’une justice divine. A l’appui de sa thèse, Chayes cite John Locke, le théoricien politique du 17ème siècle. En substance, écrivait-il, l’absence d’équité et le déni de justice doivent être considérée comme une déclaration de guerre des puissants contre ceux qu’ils gouvernent. « Sans recours sur terre, les victimes cherchent un recours dans les cieux », écrivait Locke. Un axiome dont Chayes rappelle la centralité et la modernité dans ses propres conclusions : « dans les périodes de profond égoïsme de la part des dirigeants, les individus aussi bien dans les sociétés chrétiennes que musulmanes ont souvent cherché un palliatif dans le respect d’une stricte discipline personnelle inspirée par les principes d’une religion puritaine. Et, si nécessaire, ils ont imposé leur point de vue par la force ».
Ceci n’est qu’une des multiples leçons que Chayes tire d’une longue expérience dans des pays plongés dans la violence depuis le 11 septembre. L’Afghanistan, la Tunisie, l’Egypte, le Nigeria, l’Ouzbekistan. Chayes les a visités et, partout, elle a retrouvé les mêmes racines au naufrage de ces sociétés : la corruption publique. C’est-à-dire la mise en œuvre de l’autorité publique, dans toutes ses démonstrations, des plus individuelles ou plus structurelles, dans la seule optique de l’enrichissement personnel d’une poignée de dirigeants. La corruption, comme l’entend Chayes, englobe donc le détournement de fonds publics, le paiement de pots-de-vin, petits ou grands, les passes-droits, les faveurs, le népotisme …
Ce phénomène a toujours existé mais il a pris depuis une vingtaine d’années des dimensions inédites dans la mesure où les sommes en jeu sont devenues colossales. Avec la victoire du libéralisme économique, le credo de la privatisation à l’échelle mondiale de domaines stratégiques, comme l’énergie ou les télécommunications, la suprématie de la finance spéculative, la corruption s’alimente à une source sans fonds. L’état de conflit dans lequel le monde est entré depuis le « 9/11 » a été un accélérateur pour la mise en circulation de budgets gigantesques destinés à la sécurité, sans aucun contrôle démocratique. En fait, suggère Chayes, ce changement quantitatif a inspiré un changement qualitatif. La corruption a longuement servi à maintenir en place des systèmes politiques impopulaires ; aujourd’hui, ce sont les structures politiques qui servent de paravents aux opérations de corruption à l’échelle mondiale. Et « la guerre permanente contre le terrorisme » est devenue la justification ultime qui permet de museler toute critique de l’état calamiteux dans lequel la gouvernance des états dits démocratique se trouve aujourd’hui.
Le livre de Sarah Chayes est important puisqu’il articule des intuitions que partagent de plus en plus de citoyens à travers le monde, sans pour autant adhérer à la vision d’une nécessaire réaction religieuse et violente. Il est l’expression d’une réflexion répandue outre Atlantique dans les milieux de la presse ou des universités sur le bon usage de la force, et sur la mise en œuvre d’une forme de justice sociale dans la première économie du monde.
Dans un livre récent « Lessons in disaster », Gordon Goldstein expliquait comment les Etats-Unis en étaient arrivés à se lancer dans la guerre au Vietnam en 1965. Le parcours est pavé d’erreurs et de mensonges. Un faux prétexte : l’attaque d’un navire américain par des combattants communistes dans le Golfe du Tonkin, en août 1964. Une fausse théorie, celle « des dominos », selon laquelle si le Vietnam du sud tombait aux mains des communistes, le reste de l’Asie du sud-est suivrait et la sécurité du monde serait remise en cause. Mais aussi de fausses présomptions selon lesquelles le gouvernement mis en place par Washington à Saigon, corrompu et dépourvu de tout soutien populaire, pourrait mobiliser un sursaut national contre les « communistes ». Que ce soit le pouvoir de Hanoi ou les combattants du Vietcong, qualifiés alors de terroristes.
« Thieves of State », « Lessons in Disaster », mais aussi « Pay Any Price », du journaliste James Risen, sont autant d’expressions d’une saine curiosité, soutenue par une grande compétence dans l’enquête, et une grande sobriété dans l’écriture, qualités qui font (aussi) la force des Etats-Unis. Curiosité pour les erreurs commises dans le passé et répétées depuis par des hommes et des femmes dont le rôle est de guider des nations aux mieux des intérêts de leur citoyens mais qui l’ont fait, et le font encore, au mieux des intérêts des cercles d’influences ou d’argent qu’ils représentent. Cette curiosité, qui sert à éclairer l’histoire, a toute sa place dans la réflexion sur le présent, sur les défis du monde d’aujourd’hui, et les peurs d’une opinion publique assaillie par une information sans borne, et sans forme. Mieux mise en œuvre, cette curiosité permettrait aux citoyens avertis de ne pas se tromper de cible : comme l’écrit Chayes en sous-titre de son livre : « c’est la corruption qui menace la sécurité du monde ». Et pas les pseudo-fléaux qui servent d’épouvantails. (A suivre)