Découvrir le Lac Titicaca autrement
Le luxe du temps contre celui de la commodité
La désagréable Puno, froide et polluée, malgré son titre de capitale folklorique du pays qui lui vaut d’être la deuxième ville la plus touristique du pays, n’a que peu d’intérêt. Son atout reste sans conteste sa proximité avec le lac, qui rayonne en contrebas. Arpenter ses rues embouteillées laisse peu de doute quant à sa fonction : Puno est l’antichambre des îles Taquile et Amantani, le point d’accès unique aux merveilles offertes par le lac Titicaca, largement reconnu comme l’un des plus beaux endroits du monde. Les agences pullulent, agressant les yeux de leurs pancartes criardes, proposant toutes d’emmener les touristes découvrir Amantani, l’île la plus éloignée, durant une nuit, puis de passer trois heures sur sa voisine, Taquile.
On promet deux jours authentiques [lire, sur ce sujet, l’éditorial « Voy(ag)eurs à la recherche de l’authentique perdu », NDLR] au contact des habitants organisés en communauté, recevant les groupes de touristes à tour de rôle. Pension complète, logement rudimentaire, visites des ruines, démonstration d’artisanat et bien sûr, spectacle de danses folkloriques dans la peau d’un habitant typique. Les prix affichés, copiés-collés, sont alléchants : 130 nouveaux sols les deux jours, soit moins de 35€ tout inclus. A peine arrivés, les touristes pressés achètent leur billet auprès d’une de ces agences ou directement au comptoir de leur hôtel en y réglant la nuit, satisfaits de découvrir un Pérou préservé tout en étant aux mains rassurantes d’un tour-opérateur rodé.
Je ne peux jamais me résoudre à en rester là. Le luxe du temps réside justement dans la possibilité, pour ne pas dire le devoir, de vivre les expériences par soi-même, quitte à galérer un peu ou à se perdre quelques heures, afin d’échapper à l’organisation millimétrée d’un tourisme de masse, victime de sa popularité, responsable de ses déboires. Je découvre l’existence d’une petite langue de terre oubliée, presqu’inconnue bien que bien visible sur la carte détaillée que me tend mon hôtelier : la péninsule de Capachica. Serait-elle difficilement accessible que s’en est impossible ? Inhospitalière au point de rebuter ? Indigne d’intérêt jusqu’à en être oubliée? Point du tout ! La chance me sourit ! La péninsule de Capachica est belle, accueillante et originale mais… encore non-inscrite au programme des tours-opérateurs de la ville, ce qui la condamne à un relative anonymat. Et la sauve par la même occasion !
Chez Florencia et Martin
Ni une ni deux, délestée de mon gros paquetage, avec pour seul bagage mes chaussures de marche et mon sourire innocent, je saute le lendemain dans un premier colectivo (petit bus) qui doit me mener au village de Copachica, capitale de la région. Nous sommes dimanche, jour de marché, et j’ai tout le loisir d’observer les costumes originaux des habitants de la région dont le fameux chapeau à quatre bords, décorés de deux pompons colorés de chaque côté du crâne. Mais un deuxième colectivo s’ébranle déjà pour nous mener à bon port : au village de Llachón. Nous sommes entassés à plus de 15 dans l’habitacle restreint, des hommes sans âge et des femmes âgées, tous pressés de regagner leur logis après les courses dominicales.
A l’arrivée, une pancarte sommaire indiquant La casa de Natalio m’invite à descendre par un chemin pavé jusqu’à une maison proprette qui augure de beaux moments mais dont la porte demeure fermée. La basse saison me réserve bien souvent des surprises ! L’aimable voisin me conseille de traverser le champ afin de retrouver Florencia, qui devrait pouvoir m’accueillir pour une ou deux nuits. Bien que surpris de mon arrivée impromptue, Florencia et son mari Martin, tout deux très âgés, me proposent un lit, une tasse de maté et une vue imprenable sur le lac. Si les contacts se sont révélés restreints du fait de la barrière de la langue (mes hôtes parlent quasi exclusivement quechua) et de la charge de travail pesant sur leurs épaules chaque jour durant, je goûte à la joie d’un séjour simple, proche de cette nature décomplexée, de cette vie rude mais heureuse, de ce lien fort unissant chaque membre de la famille.
Chez Gabriel et Anita
Je reprends ma route par voie fluviale pour rejoindre Taquile, qui ne reçoit de visiteurs que quelques heures dans la journée. Le bateau que j’emprunte n’a rien à voir avec ceux dédiés habituellement au transport de touristes : je le partage avec tous les habitants de Llachón qui souhaitent aller vendre leur artisanat. Les moutons et paquets volumineux nous accompagnent, tandis qu’un homme s’improvise prêtre et récite sa litanie protectrice. Les femmes vaquent ensuite à leurs occupations, dans un déferlement de couleurs lumineuses. Je me laisse bercer par le murmure des rires et des confidences, les yeux perdus dans l’immensité bleue qui m’entoure.
En choisissant de loger sur Taquile, je m’assure une relative tranquillité et permet à une famille d’améliorer un peu son quotidien. Car depuis que toutes les agences font passer à leurs touristes la nuit sur Amantani, eux ne les reçoivent plus que pour l’heure du déjeuner. Un petit tour et puis s’en vont… Gabriel et Anita, le couple de trentenaires qui m’accueille presque avec émotion à mon arrivée sur l’île, s’en ouvre avec tristesse. Il y a encore quelques années, le tourisme représentait près de 50% de leurs revenus, en complément de leur activité d’agriculteurs. Aujourd’hui, ils arrivent péniblement à joindre les deux bouts malgré une nouvelle bouche à nourrir, surprise aussi heureuse qu’angoissante venue troubler leur quotidien l’année dernière. Parents maintenant de deux enfants, Anita se consacre quasi exclusivement aux taches ménagères tandis que Gabriel, parfois aidé de Niels leur fils de 10 ans, assure les récoltes et l’élevage des animaux. Taquile vit encore repliée sur elle-même : elle ne permet pas les mariages extérieurs et n’exporte pas ses productions. Le travail de la terre sert donc uniquement à leur propre consommation. Si la pièce dédiée à l’accueil des rares touristes est correcte, leur bicoque minuscule ne fait guère rêver : une cuisine noire de suie et une pièce servant de salle à manger et de chambre à coucher familiale, grâce à la couchette centrale.
Ma première soirée solitaire dans ma chambre, me pousse le lendemain à proposer mes services à Anita afin d’approcher son intimité. Entre l’habillage de la petite, l’épluchage des légumes et la démonstration de ses talents artistiques, la conversation s’engage sur un terrain typiquement féminin. Trois ans seulement nous sépare mais nous avons le sentiment d’avoir à combler un fossé, empli de traditions et de culture. Niels est arrivé par hasard au tout début de sa relation avec Gabriel. Le mariage n’a suivi que quelques années plus tard, devant près de 200 personnes. Durant trois jours, revêtue de ses 25 jupes bouffantes et colorées, la communauté les a bénits et entourés, leur souhaitant une vie simple et heureuse. Pas de divorce ici, à Taquile – mais pas de disputes non plus m’assure-t-elle ! La contraception est disponible gratuitement au poste de santé mais Anita pensait que sa seule volonté suffirait à la préserver d’une grossesse non-désirée. La naissance d’Any Gabriela lui a prouvé le contraire ! Comme pour Niels, elle a accouché chez elle, après s’être assurée à Puno que l’enfant se présentait bien. Des plantes délivrées par le dispensaire l’ont aidé à supporter la douleur de l’enfantement. A 30 ans, Anita semble déjà usée par la vie mais rayonne pourtant de force et de simplicité.
Au sein de la famille de Constantino
Forte de cet échange poignant, je mets le cap vers Amantani, ne sachant comment échapper à la pression touristique. Mais une rencontre impromptue avec une jeune Belge m’amènera à partager le quotidien de la famille de Constantino, bien loin de l’agitation du village ! Ses parents ayant vécu sur l’île 25 ans auparavant, alors qu’elle n’était qu’un embryon dans le ventre de sa mère, Noémie vient ici comme en pèlerinage, sur les traces de ses origines.
Nous sommes ici accueillies dans la chaleur d’un foyer réunissant pas moins de 4 générations ! Une ambiance joyeuse, entraînante, émouvante. Parfois exclue des conversations se déroulant en quechua, nous décidons là encore de proposer nos services pour vivre une journée aux champs et approcher la vie rude des habitants. Si le cadre est splendide, le travail n’en est pas moins harassant par un soleil de plomb. Mais chacun sait mettre l’ambiance par une blague, quelques paroles d’une chanson, ou un temps de repos dédié aux enfants. Leur philosophie semble être : travaille doucement, mais dans la bonne humeur !
Le déjeuner a été préparé aux aurores par les filles : simplement constitué de graines de toute sorte présentées dans un linge coloré, il est riche en protéines et symbole de partage, comme le couscous marocain. Assis en tailleur autour du poncho, de l’enfant à l’arrière-grand-mère, chacun pioche du mais, des haricots rouges, des pommes de terre déshydratées, accompagnant sa savoureuse bouchée d’un beignet tout frais. La récolte de pommes de terre du jour devrait servir à manger durant tout le mois suivant.
Le repas du soir est animé, malgré la fatigue de chacun. Comme à l’habitude, les hommes s’attablent avec les enfants tandis que les femmes mangent sur leurs genoux, au coin du feu. Puis, très tôt, chaque famille regagnera sa chambre, pour un repos bien mérité avant une nouvelle journée de travail.
Cette expérience d’une semaine m’aura confirmé qu’on gagne toujours à faire les choses par soi-même et à proposer son aide pour s’approcher au plus près de la vie de ses hôtes. Ce n’est ni difficile, ni onéreux, et ça participe à l’économie locale tout en marquant souvent durablement le voyage ! Il faut juste un peu de temps (mais qui n’en a pas en voyage ?) et d’audace pour oser quitter la route que certains veulent tracer pour nous, arguant qu’il ne peut en être autrement, que tenter d’y échapper serait dangereux ou sans intérêt.
Conseils pratiques
- Eviter la haute saison touristique ;
- Respecter le système rotatif de logement chez l’habitant ;
- Prévoir assez d’argent (en petites coupures) car il n’y a aucune possibilité de retrait en dehors de Puno (et l’artisanat est très beau) ;
- Ne pas donner d’argent aux enfants qui le demandent. Cela favorise la mendicité, réduit l’envie d’aller à l’école et déséquilibre l’économie locale ;
- Attention au mal d’altitude ! Les îles sont situées à plus de 4000m d’altitude ! Mieux vaut s’acclimater correctement à Puno (3800m) avant de prendre le bateau car sur place, seul un petit poste de santé peut assurer les soins de base ;
- Prévoir beaucoup d’eau : chère sur place et indispensable pour ne pas souffrir du mal d’altitude ;
- Ramener tous ses déchets avec soi : aucun système n’est prévu et le risque est que tout parte dans le lac…
Informations pratiques
Comment s'y rendre : Se rendre à Llachón : prendre un colectivo de Puno à Capachica, puis un deuxième jusqu’à Llachón. Se rendre à Taquile : 3h de bateau depuis Puno (20S) ou 1h depuis Llachón (uniquement le lundi matin à 6h, 3 soles). Se rendre à Amantani : 4h de bateau depuis Puno (30 soles AR) – Pas de liaison publique depuis Taquile ! Se loger à Llachón : plusieurs familles se sont organisées pour accueillir des touristes dans des conditions sommaires, en pension complète. Compter 50 soles.
Se loger à Taquile : plusieurs familles sont habilitées à recevoir des touristes en demi-pension ou pension complète, à tour de rôle. Se renseigner auprès du restaurant communautaire (sur la place principale) afin de savoir à quelle famille s’adresser. Compter 80 soles. Se loger à Amantani : même principe qu’à Taquile mais c’est le conducteur du bateau (habitant de l’île également) qui place chaque passager chez une des familles, attendant au débarcadère. Compter 30 soles.
Tarifs : Accès aux îles : 5 soles sur Amantani, 8 soles sur Taquile.