Devenu amnésique depuis dix ans, Guy Roland travaille pour le compte d'un détective privé, Monsieur Hutte, à qui il doit tout et en particulier son nouveau nom d'emprunt. Mais son mentor souhaite rejoindre la région niçoise et arrêter son activité parisienne. Guy va en profiter pour enquêter sur ses origines.
Rue des boutiques obscures est un roman parfait et complet (dans sa narration, dans la prose employée par l'auteur). Je reste impressionnée par le talent de Patrick Modiano à traiter de thèmes chargés en si peu de pages. Là, la forme et le fond ne font qu'un : impressionnant !
L'unité de temps n'est jamais clairement donnée mais j'ai imaginé que l'intrigue naviguait autour des années 1950-1960. Plusieurs détails corroborent cette hypothèse : les Bottins parisiens, les anciens indicatifs téléphoniques de Paris (valables jusqu'en 1963). La date me semble un élément important dans la recherche de Guy. Toute la démarche est de trouver l'origine de son mal et son explication. Tel un joueur, Patrick Modiano disperse quelques indices et en filigrane, aborde la période trouble de la collaboration.
C'est aussi la grande réussite de ce roman : savoir traiter des thèmes aussi forts que la quête d'identité (avec cet incipit redoutable « Je ne suis rien.») et le droit d'inventaire historique, avec un héros en plein brouillard, user d'une forme métaphorique et des outils du souvenir (les photos, les lettres, les rencontres avec des proches...).
Cette question de l'identité se pose aussi aux autres protagonistes :
ils viennent d'origines multiples (de par la fécondation, ils portent
deux héritages qui se dédoublent à chaque naissance), achètent des faux passeports et empruntent un autre nom que leur patronyme. La dénomination devient alors une entité temporelle, une étape dans un parcours de vie (souvent liée à une fuite). Guy n'est plus seul, d'autres que lui possèdent cette particularité : qui cherche-t-il ? Celui d'avant le conflit ou celui du « pendant » ?
Un souvenir est souvent un lien avec un autre que soi : d'où ces personnages qui se succèdent autour de Guy, parfois le déroutent. Chacun montre sa bienveillance dans cette quête, lui ouvre sa porte facilement, lui offre des images pour l'aider dans sa démarche, partage avec lui repas ou verres (même, un taxi parisien s'inquiète de la dangerosité de l'affaire). Au fur et à mesure, Guy parcourt son fil d'Ariane.
L'élément photo me paraît central dans cette œuvre (et peut-être dans d'autres) comme passage de témoin, relais. Chaque intervenant laisse la place à un autre, souvent par ce biais.
Très
rapidement, par ces descriptions minutieuses, ses instantanés de scène,
l'écrivain fait preuve d'un regard aiguisé sur le quotidien de ses
contemporains, sur les objets qui les accompagnent, sur les moments de
la vie (tantôt douloureux, tantôt gais). Chez lui, une description n'est
jamais vaine : elle donne un tempo au récit, précise un détail
fondamental de l'enquête, relance le questionnement. Du coup, son écriture
s'en ressent : un phrasé juste parfait, une maîtrise du français si rare
et si exceptionnelle qui remplacerait bien n'importe quel Bescherelle. Patrick Modiano,
un homme sûrement d'une profonde modestie, ne se regarde pas écrire :
il laisse ses héros évoluer sans s'imposer, travaille ses phrases
sûrement à la virgule près (comme le suggère Antoine Laurain), n'emploie pas de tournures alambiquées et pompeuses. Il porte sa noblesse dans le cœur : ses mots parlent pour lui.
Mais, les ombres errantes surgissent : Denise, Gay, Pedro donnent corps à ce passé fantasmé ou réel, dont seul Patrick Modiano garde la clé jalousement.
Parce qu'il ne faut pas se leurrer : à l'amnésie de Guy s'ajoute celle de certains protagonistes, témoins aveugles de scènes de déportation, de dénonciation, d'assassinat : l'évocation d'un malotru les somatise. Le défaut de mémoire de Guy devient alors la métaphore de celle du groupe : personne ne sait ce que sont devenus les disparus, au point d'en oublier leurs identités. Une façon de se protéger, de ne pas croire réel l'impensable ? Ce fut aussi une époque où en France, le Général de Gaulle institua « le roman français » : afin d'établir au plus vite la réconciliation nationale d'un peuple qui n'a cessé de perdre sa seconde « guerre », l'oubli fut le crédo des autorités. D'une certaine façon, aujourd'hui encore, on paie ce mensonge par omission et ce déni d'inventaire fait en temps et en heure. Parce qu'un pays sans passé (ou au passé déni) est un pays sans identité (ou à l'identité incomplète).
Il n'y a jamais de choc frontal dans Rue des boutiques obscures. À l'image de la limpidité d'écriture, Patrick Modiano suggère plus qu'il ne montre : souvent des hommes et des femmes peu heureux dans leur vie intime. Il fait le choix de la fantaisie et de la surprise : échangisme chez l'un, partouze attendue lors d'une fête.
Et puis, vient la fin forcément frustrante et ce cri : « Non, Patrick ! Vous n'aviez pas le droit de finir cette œuvre ainsi ! »
Il a réussi à me laisser coite : il faut le faire tout de même !
Éditions Gallimard
(merci à mon ami C. de m'avoir offert ce Quarto)
J'ai lu Rue des boutiques obscures dans le cadre du Blogoclub de Sylire
et un de plus pour le challenge d'Asphodèle (Prix Goncourt 1978)et peut-être pour celui de Philippe
d'autres avis : la blogo-spécialiste de Modiano Galéa , Keisha,