Déjà le premier abandon présageait un mouvement de retraite. Le second sonne aujourd'hui comme une reddition. La librairie La Hune, jusqu'en 2012, tenait encore tête sur le boulevard Saint-Germain à Paris, à l'avancée inexorable des boutiques de modes, des magasins du luxe apatrides, les mêmes visibles de New York à Londres ou Tokyo. De quartier culturel et artistique Saint-Germain accédait au statut alléchant de zone touristique internationale. Les décideurs, il y a trois ans, assuraient que la librairie ne perdrait rien en se déplaçant cent mètres plus loin au 18 rue de l'Abbaye.
Librairie La Hune sur le Boulevard Saint-Germain à Paris
Après Saint-Germain
Quittant le boulevard Saint-Germain pour rester visible à côté de la place Saint-Germain-des-Prés, l'illusion perdurait encore, notamment grâce à l'activité évènementielle maintenue sur le nouveau site. Rencontres, débats, signatures, combien d'auteurs, artistes ont animé le lieu ? De Shirley Jaffe à Cabu, de Laure Adler à Desclozeaux, les Rencontres de la Hune ont préservé ces dernières années la vocation historique d'une librairie née sur le terrain artistique et littéraire du quartier.
Sur la voie illustre du boulevard Saint-Germain, entre le Café de Flore et Les Deux Magots, la librairie créée en 1949 par Bernard Gheerbrant, s'inscrivait résolument dans l'histoire littéraire et artistique du XXe siècle. Point de ralliement des surréalistes, c'est ici qu' Antonin Artaud, André Breton, Henri Michaux ou Tristan Tzara croisèrent dans la librairie-galerie d'art des artistes comme Jean Dubuffet, Pierre Alechinsky, Francis Picabia ou Hans Bellmer dont Bernard Gheerbrant (mort en 2010) et son épouse collectionnaient les œuvres. C'est dire si La Hune naissante accompagnait son époque dans l'atmosphère des caves bruyantes de Saint-Germain, des agitations intellectuelles, des passions artistiques vivifiées par le climat effervescent d'une liberté retrouvée. A l'instar des prix littéraires historiques réputés comme le Fémina à l’hôtel Crillon, ou le Goncourt chez Drouant, La Hune accueillait Alain Robbe-Grillet et le jury du prix de Mai à la fin des années 1950 et au début des années 1960, distinction notamment attribuée à Moderato cantabile de Marguerite Duras ou encore La Gana d'un certain Jean Douassot dissimulant le nom de Fred Deux. Combien de jurys auraient rêvé de compter en leur sein la présence notamment de Roland Barthes, Georges Bataille, Maurice Nadeau ou Nathalie Sarraute...?
La Hune, 18 rue de l'Abbaye, Paris 6eme
Capitulation
Mais l'identité mémorielle de la librairie n'a pas résisté à son transfert pourtant si proche de l'axe historique du boulevard. A croire que l'Histoire ne pouvait s'inviter dans les bagages de la Hune pour se résigner à son nouvel emplacement de la rue de l'Abbaye. Le boulevard Saint-Germain laisse désormais le champ libre au luxe mondialisé et lui abandonne le privilège de s'octroyer les attributs de la culture et de l'art.
Il serait vraisemblablement injuste de n'imputer qu'à cette seule migration les difficultés accrues de la librairie alors que la mutation considérable due à l'avènement du numérique, le bouleversement dans les structures de distribution du livre ont certainement leur part dans cette dégradation. Désormais le sort de La Hune est scellé : "Lors d'un comité d'entreprise extraordinaire, qui s'est tenu le vendredi 13 février, les salariés de la librairie ont appris que leur entreprise fermerait définitivement ses portes à la fin de l'année 2015."
Ne nous resterait-il que la nostalgie ? Même sans la fréquenter au quotidien La Hune habitait notre paysage mental, nous la savions là, disponible, indispensable à Paris. Lorsque les librairies Mona Lisait ont cessé leur activité il y a peu, notamment dans la capitale, un espace de convivialité a été confisqué, nous laissant impuissants devant leur fermeture. Aujourd'hui, dans la presse, malgré quelques articles solidaires, cette nouvelle disparition ne fait pas la Une.
Photo Librairie BD Saint-Germain : afp.com/Maximilien Lamy
Photo Librairie rue de l'Abbaye : La Hune