Article de Marie-France - Février 2015
Tel un Peter Pan de la mode, le créateur indien transforme chaque podium en un Neverland magique. Entre imaginaire débridé et réalité commerciale, ses vêtements illustrent sa vision en 3D de l'Inde moderne.
Les défilés de Manish Arora sentent le bubblegum et claquent comme des bulles de Malabar. Il n'y a rien d'ethnique dans ses robes fantasmagoriques, ses sweats à applications de broderies et ses sneakers à étages. Rien qu'un hommage aux divinités indiennes célébrées dans son enfance, mais revues et corrigées sur le mode des mangas, de retour d'un voyage dans l'espace, et sur fond de musique profane tonitruante. L'extravagant couturier qui triomphe avec ses habits chamarrés, rebrodés d'images de Ganesh et de l'Inde moderne, vit à cent à l'heure ! En moins de vingt ans de création, il a parcouru le monde, défile depuis dix ans en Europe, vend dans 85 magasins, réalise sept collections par an (dont trois pour le marché indien) et partage son temps entre Paris et New Delhi. Les premières critiques le qualifient de "John Galliano indien". Manish Aurora s'en affranchit. Toujours surpris par son succès - "des histoires de rencontres et d'opportunités" - le quadragénaire voue un culte à la déesse "couleur", n'avouant qu'une religion : "le rose et l'or". D'un inoxydable optimiste, Manish Arora défilera à Paris le 5 mars.
De Mumbai à New Delhi
Comme dans les films bollywoodiens, où les illusions sont positives et la vie pleine d'espoir, son parcours ressemble à un conte de fées. Enfant unique, Manish Arora est né et a grandi à Bombay (Mumbai). Dans cette capitale du cinéma de Bollywood, il vit avec toute sa famille, originaire de l'Inde du Sud. Au début des années 1990, le pays est en train d'exploser et de changer littéralement. Il fait tout naturellement une école de commerce. "J'avais 17 ans et je m'ennuyais. Je ne me sentais pas vivant. J'avais besoin d'autre chose. Un article sur le National Institute of Fashion Technology, une école de mode ouverte en 1986 à New Delhi, a été une révélation. De la mode, pourtant, je ne savais rien. Je n'avais en tête que les saris flamboyants, les bijoux des jours de fête et les broderies précieuses traditionelles. J'ai réussi le concours et je suis sorti de l'école en 1994 avec un diplôme en poche et le titre d'élève le plus créatif..."
De l'Inde à Paris
Arrivé deuxième au concours Young Asian Designers Competition à Jakarta, il reçoit, en 1995, le prix de l'originalité pour sa collection auto-produite (elles le sont encore aujourd'hui). Le magazine Vogue France crie au génie et lui propose un poste de styliste qu'il refuse pour rester en Inde. En 1997, il lance sa griffe à New Delhi et, quatre ans plus tard, sa deuxième marque, Fish Fry, une ligne colorée de vêtements de sport en association avec le fabricant Reebok. Puis il finit par enchaîner les fashion weeks. Après Hong Kong, Londres, où son travaile est exposé au Victoria & Albert Museum, il arrive à Paris en 2007, appelé par Didier Grumbach, l'ex-président de la Chambre Syndicale du Prêt-à-Porter. Il en devient membre deux ans plus tard. La même année, le Ministère de la Culture françaiselui donne carte blanche pour investir les vitrines du péristyle du Palais Royal. Depuis huit ans, Manish Arora vit entre la France et l'Inde. Sa boutique près des Tuileries (5 rue Rouget-de-L'Isle, Paris 1er), ouverte en octobre dernier, explose en couleurs, en happenings et en expositions. Le couturier, qui habille les plus grandes stars, voit la vie en rose.
Le temps des collaborations
Symboliquement, l'Inde, c'est l'abondance : couleurs, odeurs, soleil, spiritualité. Manish Arora est alors sollicité pour apporter sa fraîcheur et sa fantaisie à une moto, une montre, une ligne de maquillage ou un Champagne. Ses collaborations avec les grandes marques (M.A.C., 3 Suisses, Swatch, Nespresso, Monoprix, Nivea, Pommery ou Reebok avec qui il crée une ligne de chaussures) le hissent en haut des affiches publicitaires et le dévoilent dans des spots télé diffusés dans le monde entier. "A mon échelle, c'était impossible de développer des moyens aussi extraordinaires pour me faire connaître. Cela m'a permis de faire de ma griffe quelque chose de bien plus grand qu'elle n'était." Désigné en 2001 pour ressusciter l'étiquette Paco Rabanne (du groupe espagnol Puig), Manish Arora défraye une fois de plus la chronique mode. Il apprivoise les coutures métal et réinterprète la mythique tunique en cote de maille en une armure de métal doré qui encage une robe de fourrure. Deux saisons plus tard, Manish Arora tire sa révérence et retrouve "son petit monde".
L'art et la musique
"Si je fais des collage, je ne me sens pas pour autant un artiste. Les artistes, ce sont Sophie Calle, Charles Fréger, Jeff Koons que j'admire. Tous mes amis en Inde travaillent dans la musique. Je suis fou d'électro. La musique classique, les vieux morceaux, ça ne m'intéresse pas. Je vis dans le présent. J'aime travailler pour des artistes comme Lady Gaga, Katy Perry, Nicki Minaj. Je suis allé deux fois au festival Burning Man qui a lieu chaque année dans le désert de Black Rock au Nevada. Alors, pour mon défilé printemps-été 2015, j'ai choisi la musique de la chanteuse Grimes car je l'ai imaginée participer à ce festival."
Les voyages
"Mes inspirations sont plurielles. De chaque voyage, je retiens quelque chose que je transmets dans mes collections : Goa, Tokyo, la Californie et l'Italie à travers Venise et Florence, mais là, c'est surtout pour la cuisine... Parmi les villes les plus excitantes que je connaisse, Dubaï arrive en tête. Je suis fascinée par cette ville insensée où l'architecture est dingue, où les gens ont tous l'air heureux".
Ses vêtements
"Ils sont plus dans une histoire que dans les formes" dit-il. S'il crée pour la scène des robes fantasmatiques, sa pièce fétiche reste le swet qu'il réinvente avec élégance. Précision des broderies, tissage savant des étoffes, brocarts tissés à la main sur des métiers traditionnels, toutes ses collections sont réalisée dans un atelier de New Delhi. Plus de 150 ouvrières, vêtues de saris colorés, exécutent un travail manuel minutieux, quasi ancestral, tout en pratiquant des impressions en 3D, des coupes au laser sur du plexiglas. Entre artisanat et technologie, l'Indian Touch de Manish Arora.
Pour l'amour du cinéma
Obsédé par le présent et le futur, Manish Arora déteste les vieux films en noir et blanc, leur préférant les scénarios loufoques d'Almodovar et Woody Allen. Lors de la Fashion Week parisienne, en septembre 2013, il a surpris le public du Palais de Tokyo avec son film Holi Holy. Réalisé par le photographe indien Bharat Sikka, un ami de jeunesse perdu et retrouvé par hasard, ce court-métrage raconte le festival hindou Holi, baptisé aussi "fête des couleurs". Pour célébrer l'équinoxe du printemps et la fertilité, les gens se jettent des pigments de couleurs. Une fête joyeuse d'où les veuves étaient écartées, une vieille tradition les obligeant à porter des vêtements blancs durant toute leur vie. "C'est terriblement triste de ne plus toucher les couleurs ! Depuis 2013, pour la première fois, elles peuvent à nouveau en porter. Cette véritable révolution culturelle m'a donné l'idée de faire ce film."
Son intérieur
Manish Arora rend la couleur omniprésente dans ses collections comme chez lui. Du rose, de l'orange, du bleu, toujours fluo, pour les murs comme pour les meubles. Eclectique dans ses goûts, il a rassemblé dans son appartement du quai de Valmy, à Paris, des pièces vintage chinées au marché aux Puces de Bruxelles, de Saint-Oue ou chez un voisin brocanteur : tabouret Wisdom de Yasu Samamoto, chaise Tour Eiffel de Charles Eames ou chaise Broadway de Gaetano Pesce... Pour la poésie, les suspensions Cornette des Tsé & Tsé et, pour l'amour d'une vie pétillante, le linge de lit psychédélique Portico Home (qu'il avait dessiné pour la marque indienne). Dans l'entrée, la fresque du graffeur Rude (3HC), le tableau de l'artiste chinoise Ye Hongxing et le chien robot de Prada saluent sa vision globale du monde où la mixité met en valeur l'identité de chacun. Manish est un Indien connecté avec le reste du monde.
Avec Katy Perry
La fée Maria Luisa, sa marraine
Toujours à l'affût des nouveaux talents, Maria Luisa Poumaillou (fashion editor du Printemps) a découvert Manish au début des années 2000 à Bombay. "Ses pièces étaient étonnantes, spontanées, délirantes. J'en ai acheté quelques-unes, c'était la première fois que son travail sortait des frontières. Depuis, j'ai toujours suivi Manish. Du festival de Hyères, où il a concouru avec d'autres jeunes créateurs indiens, aux podiums parisiens, où je l'ai entraîné pour découvrir Martin Margiela, Givenchy. Ce fut un choc pour lui mais il absorbait tout, comme quelqu'un qui a faim. Par sa curiosité insatiable, son énergie insensée, il défile aujourd'hui sur ces mêmes podiums, dans une explosion indienne totalement déjantée mais avant tout très contemporaine. D'origine vénézuélienne, je comprends parfaitement son besoin de casser les codes tout en adorant son pays. Ses formes viennent du sportswear et racontent son histoire dans un univers très visuel, presque digital."