Grégoire Polet ne se contente pas, avec Barcelona !, de donner son ouvrage le plus épais (quelques
pages de plus que Leurs vies éclatantes).
Il fait aussi de ce sixième roman son plus impressionnant. Inscrit dans la
durée, de 2008 à 2012, le récit convoque une foule de protagonistes dans une
construction en kaléidoscope où le lecteur ne se perd jamais. Le roman grouille
de personnages avec, en bruit de fond, l’actualité du monde et celle de
Barcelone dans ces années-là, marquées par une crise économique majeure et ses
conséquences directes sur la vie des habitants ainsi que sur l’aspect de la
rue. La politique est représentée par deux hommes et commentée par des
journalistes, ce qui nous plonge dans les différents aspects d’une réalité
multiple. Pour rassembler tout cela dans une structure à la fois fluide et
solide, il fallait la maîtrise dont Grégoire Polet fait preuve ici.Vous avez bougé entre
votre premier roman, Madrid ne dort pas,
et celui-ci, même si Barcelone avait déjà fait son apparition plus tôt. Ce
déplacement de lieu correspond-il à d’autres changements ?Il y a surtout des
éléments de constance. Comme dans Madrid ne dort pas, c’est de nouveau une tentative, à chaque fois plus large, de voir la
réalité dans son ensemble, de la montrer de façon à la fois joyeuse et
plurielle, dans une espèce de foisonnement. Je voulais déjà le faire dans mon
premier roman, mais à l’échelle d’une nuit, puis une semaine à Paris dans Leurs
vies éclatantes, et maintenant quatre
ans. Si ça se passe à Barcelone plutôt qu’à Madrid ou à Paris, c’est parce
qu’il est plus facile pour moi d’écrire dans la ville où je suis. J’écris en
général au temps présent, et c’est très lié à l’expérience directe de ce qu’il
y a autour de moi, des gens que je vois, des rues que je fréquente. Cette fois,
en quatre ans, je voulais montrer le temps qui passe, les gens qui changent,
comment quelqu’un peut être retourné par les événements qui lui sont arrivés
entre le début et la fin du roman.Quand vous avez écrit
Chucho, un roman plus bref publié il
y a cinq ans et qui était déjà situé à Barcelone, saviez-vous que vous alliez
retrouver ce personnage ?Depuis le début, j’ai
le plan que tous les textes s’emboîtent les uns dans les autres avec une
cohérence des personnages, d’espace et de temps. J’avais déjà fait revenir
certains personnages. Ici, comme le roman se passait de nouveau à Barcelone,
c’était l’occasion rêvée de reprendre Chucho et le montrer quatre ans plus
tard. Surtout pour un gamin, quatre ans, c’est énorme. Le retour des
personnages, c’est rassurant, aussi.C’est une ambition
balzacienne ?Une ambition, non,
mais un exemple. Il y a effectivement chez Balzac quelque chose de prodigieux
qui se passe dans l’espace non écrit. Dans l’espace entre les romans, il y a
des choses implicites qui se produisent. Le silence entre deux romans est
encore du silence de Balzac, comme on le dit de la musique de Mozart. Ce sont
des moments où personne ne parle, où pourtant des choses se passent et on les
perçoit. C’est très fort chez Balzac et c’est cela que je voulais imiter.Avant d’écrire un
nouveau livre, avez-vous une idée précise de ce qu’il sera ?En fait, j’improvise
beaucoup. Pour ce genre d’aventure, je dois faire un plan minimal, sinon je me
perds. Après, je viole constamment le plan mais, au moins, je viole toujours le
même plan et c’est une manière de suivre une direction. Je sais grosso modo
quelle est la fin des personnages même si certains d’entre eux me surprennent
en cours de route. J’ai un cadre global…Et quelques
articulations ?Oui, notamment le
retournement de trois personnages. Begonya est une jeune fille de bonne famille
que son insatisfaction conduit à changer complètement d’un point de vue social,
voire même politique. Père Català, le navigateur solitaire, commence par un
ras-le-bol devant la réalité et part loin de la ville procéder à une sorte de
réapprentissage de l’émerveillement. Et la troisième articulation concerne
Veronica qui était dans une forme de tristesse un peu inconsciente liée à la
perte de sa mère et de son frère, et qui devient une fille très forte tentée
par les spiritualités chrétiennes orientales. Ces retournements-là, qui
représentent trois façons différentes de changer, étaient mes articulations
majeures.