Cher Chat,
D’entrée de jeu, laissez-moi étaler leurs cartes sur table. J’ai un brelan d’as en la matière, même si mon dernier-né me dame le pion avec encore plus d’adresse que ses deux aînés.
Pour bien comprendre l’enjeu de la chronique du jour, passons tous par la case départ afin d’en saisir le jeu de clés. Ça vous prend donc un faux jeton qui soit apte à piper les dés avec efficacité. La pige est chanceuse chez moi. Dans le jeu de cette famille, demandez le benjamin ! Il touche sa bille pour obtenir presque tout ce qu’il veut. Voici donc comment, dernièrement, mon fils a mis tous les atouts dans sa game pour se faire offrir un nouveau bâton de hockey.
Certes, le filou peut toujours jouer franc-jeu, sa bille de clown suffisant parfois à me mettre échec et mat, mais quand il tient vraiment à gagner, il choisit la feinte. Il sait qu’il ne mise pas bien haut avec un mensonge repérable de ce type : « mon bâton est cassé ! » et préfère alors abattre, sans préambule, son joker : « j’ai été désigné capitaine de mon équipe, il me faut un nouveau bâton ». Bingo ! Je me couche. Et pourtant, ça, c’est de l’argument bullshit.
Le mensonge n’est qu’une partie de cache-cache. Il s’agit de planquer la vérité. C’est un jeu de piste élémentaire puisque le menteur est limité par ce point de référence qu’il doit respecter pour pouvoir en dire le contraire. Les règles sont simples et il est facile de voir clair dans ce p’tit jeu-là. C’est le jeu de dames par excellence quand, par coquetterie, elles disent « non », mais pensent « oui ». Il n’y a que les as de pique pour croire au jeu de l’oie blanche.
La bullshit* est plus insidieuse, car le joueur ne se soucie pas de la vérité. Il ne s’évertue pas à dire ce qui est faux. Il tire, il pointe, mais ne cherche pas à dégommer le cochonnet, il veut juste foutre la merde dans le champ de boules. Bullshit ! Les jeux sont faits quand rien ne va plus. Ce que je veux dire par là, le Chat, c’est que le bullshiteur avance n’importe quel pion qui puisse manipuler l’opinion ou l’attitude de ceux à qui il s’adresse, en jouant sur un tas de croyances qui ne sont pas forcément fausses, mais qui ne servent en rien la thèse défendue. Mon fils est bien capitaine de son équipe, mais pourquoi diable un nouveau capitaine aurait-il besoin d’un nouveau bâton ? La bullshit est donc un jeu d’esprit qui biaise la réalité en misant sur des sous-entendus pour arriver à ses fins. Il faut donc beaucoup plus de créativité pour bullshiter que pour mentir. La bullshit n’est vraiment pas un jeu d’enfant. Alors, pourquoi mon fils ne joue-t-il pas à des jeux de son âge ?
Tout simplement parce qu’on est plus tolérant avec le bullshiteur qu’avec le menteur qui, quand il est débusqué, se retrouve automatiquement hors-jeu. Le jeu du mensonge n’en vaut plus la chandelle et c’est risquer une sanction que de perpétuer ce manège quand l’époque est complètement vendue à la bullshit. En effet, la bullshit, omniprésente, autant dans le monde de la politique que du marketing, est aujourd’hui un jeu de société qui, bien que s’élaborant sans accorder la moindre attention à la vérité, a carte blanche et permet, sans même qu’on demande à voir le dessous de la carte, de promouvoir une image, une idée ou un produit.
Eh oui, ça fout les jetons, mais on continue sciemment de perdre nos billes dans ces jeux de hasard. Pourtant, la recherche de la vérité est le fondement de la société. Nous n’avons jamais autant su qu’aujourd’hui et le savoir collectif s’accroit de façon exponentielle. Se peut-il qu’on se mette à bullshiter parce que, plus informés que jamais, on ne veuille pas passer pour un p’tit joueur qui n’est pas capable de miser à la hauteur du pot ? La bullshit est-elle née de cette conviction propre aux démocraties qu’il est de la responsabilité du citoyen d’avoir une opinion sur tout ?
C’est ainsi qu’on préfère sauver la mise en jouant à la roulette russe. Beaucoup se piquent ainsi au jeu, et ces spécialistes de tout et de rien qui font monter leurs enchères sur le net en bluffant et dont les avis sont lus et partagés, sont de véritables bombes intellectuelles. On ne les élimine pas du jeu pour autant.
Alors qu’on devrait chercher à comprendre, à essayer d’avoir toutes les cartes bien en main, pourquoi se laisse-t-on bluffer par un programme politique, par une crème antirides, par une automobile écoénergétique ? Et pourquoi bullshitons-nous en retour ? Vous, le Chat, n’avez-vous jamais donné votre avis sur une question à laquelle vous ne connaissiez rien ou peu ?
Plutôt que de construire des châteaux de cartes en Espagne, la société a pris l’habitude
Sophie
*Bullshit : anglicisme dont la traduction littérale est merde de taureau. L’équivalent français pourrait être baratin, foutaise, pipeau, salades.
* De l’art de dire des conneries (titre original : On bullshit) est un essai très sérieux écrit par le philosophe américain Harry Frankfurt et qui a nourri cette chronique.