Mardi, 7 h 45, comme tous les jours Agathe passe le portique, salue le gardien, pointe
Elle dépose la bouteille et le sac sur le bureau, le gilet sur le dossier de sa chaise, ouvre le tiroir de son caisson mobile, en sort stylos et agrafeuse marqués à son nom, allume son ordinateur en maugréant « Il va encore mettre un quart d’heure à démarrer, même aujourd’hui ». Elle met de l’eau à chauffer dans la bouilloire électrique et prépare un sucre et un sachet de thé dans la tasse fleurie prise dans son tiroir.
Des collègues plus ou moins réveillés commencent à arriver et la saluent en passant, certains s’approchent et tentent d’échanger quelques mots avec elle « Alors Agathe, c’est le grand jour ? ». Elle esquive, préférant parler des ordinateurs trop lents et de la femme de ménage qui a encore déplacé ses affaires sur le bureau, dix ans qu’elle lui laisse des mots rageurs sur un post-it à celle-là, rien n’y fait. Quarante ans qu’elle bosse dans ce service poussiéreux sans n’avoir jamais songé à en changer. Un peu comme une seconde famille, voire sa seule famille. Elle s’interroge : comment affronter les jours à venir ?
9 h 30, Coralie arrive précipitamment et après un bref salut se plonge dans son travail. Elle se demande si elle va pouvoir supporter Agathe une journée de plus et pense qu’elle a bien fait d’arriver en retard, même si l’autre garce de chef de service va sûrement lui balancer une réflexion. Au moins cela lui a évité d’entendre l’autre râler après les ordinateurs trop lents et la femme de ménage. Elle la guette du coin de l’œil, ça y est, c’est l’heure du gilet. Trois ans qu’elle le subit tous les jours ouvrés, ce truc infâme, informe, bleu et blanc, bouloché et tout poché aux coudes.
Agathe se lève pour laver sa tasse, Coralie en profite pour lever la tête. Elle ose à peine la regarder de peur qu’elle ne lui parle. Personne n’a jamais voulu prendre la place de Coralie, juste en face d’elle, et supporter ses manies de vieille fille. Elle se la coltine depuis trois ans, la vieille, avec sa voix nasillarde et ses histoires de chats, de neveux, de cantine et de météo. Elle se donne du courage : il n’y en a plus pour longtemps.
La journée se déroule presque comme les autres. À 11 h 30 pile, Agathe va déjeuner, à l’ouverture de la cantine. À 12 h 15, quand elle remonte, Coralie s’en va et prolonge sa pause. Croiser l’autre le moins possible. Le reste du temps, elle feint d’être absorbée par le travail, relance des clients pour la forme, va prendre un café. Agathe boit du thé et expédie les affaires courantes. À 15 h 30 elle cesse de travailler et commence à vider son caisson dans un carton, sans rien dire à personne. Coralie se sent vaguement mal à l’aise, elle se demande s’ils n’auraient pas dû organiser un pot, offrir un cadeau, mais les autres n’ont rien proposé. Elle devrait peut-être l’aider.
16 h 30, Agathe va rendre son badge au secrétariat, retire son gilet, le pose sur le dossier, et enfile son manteau. Quelques collègues viennent la saluer. Coralie se sent obligée de lui dire quelques mots maladroits et convenus. C’est à ce moment-là qu’Agathe verse quelques larmes. Coralie, gênée, émue, lui serre brièvement l’épaule.
La vieille se reprend vite, attrape son sac et passe la porte pour la dernière fois. Sa carrière est finie. Et sa vie ? Le gilet pend sur la chaise, ultime témoin d’une défaite.
(Ce texte de Catherine Baumer a remporté le troisième prix ex æquo au concours 2014 du Chat Qui Louche. Félicitations à la récipiendaire !)