Suite aux événements de janvier 2015, la ministre de l’Education nationale a défini un certain nombre de mesures dans le cadre de la grande mobilisation de l’Ecole pour les valeurs de la République. Parmi celles-ci, figure l’intention de mettre la laïcité et la transmission des valeurs républicaines au premier plan de la mobilisation de l’Ecole. Dans cet esprit, le rectorat de Dijon a sollicité Adbennour Bidar, chargé de mission laïcité au ministère de l’éducation (Direction Générale de l’Enseignement Scolaire) pour conduire un séminaire académique consacré à la laïcité. Il s’est tenu au lycée Carnot de Dijon, le 11 février dernier. Compte rendu.
En ouvrant le séminaire, le recteur d’académie rappelle combien la laïcité favorise l’exercice de la citoyenneté. Adbennour Bidar, dans son propos liminaire, mentionne que la laïcité est aujourd’hui confrontée à un « problème majeur » qui concerne « l’ignorance ou l’incompréhension de son sens et de ses enjeux ». L’Ecole, « cette enceinte laïque et impartiale où l’élève construit sa personnalité et son rapport aux autres » doit être l’institution première où l’Etat va garantir cette laïcité qu’il faut considérer « sans incantation » mais qui doit « faire l’objet d’une intelligibilité partagée ». L’Ecole est l’institution qui est en première ligne pour la transmettre et enseigner aux citoyens en devenir. Elle est celle qui doit œuvrer à la compréhension de la laïcité.
Le conférencier appuie ses propos sur la charte de la laïcité à l’école. Rendue publique en septembre 2013, elle a été reçue diversement selon les établissements. La laïcité est aujourd’hui soumise à diverses influences. Des divergences s’observent sur des conceptions de la laïcité qui entrent en concurrence. Cela constitue pour lui la marque « d’une difficulté générale ». Comme d’autres observateurs, Adbennour Bidar relève que les événements de janvier 2015 ont généré « un surcroît de mobilisation » vis-à-vis de la laïcité. Les Français, « peuple de conviction », ont compris l’importance de se retrouver autour de valeurs fondamentales partagées. Le recueillement de la journée du 11 janvier est à retenir « comme un moment de grâce ». Avec raison, Adbennour Bidar s’interroge toutefois sur les suites de cet acte de communion nationale. Comment le comprendre et surtout comment interpréter la fracture qui s’exprime dans l’opposition tranchée je suis Charlie/je ne suis pas Charlie ? Il s’agit là, selon lui, d’un avertissement qui questionne l’idée du vivre ensemble. « Je suis Charlie » apparait comme une sacralisation de la liberté d’expression. Dans une démocratie, cette dernière n’est pas négociable. Elle permet notamment de rire de tout, même de ce qui relève du tragique, « de rire de ce qui devrait me soumettre, rire surtout de ce tout ce qui voudrait écraser l’homme, en l’occurrence le sacré ». En philosophe des Lumières, Adbennour Bidar identifie le rire comme une catégorie fondamentale de l’esprit critique. Mais alors comment entendre ceux qui rétorquent « je ne suis pas Charlie » ? Ces derniers se réclament d’un texte, d’un prophète, d’un dieu qui sont de l’ordre du sacré qui s’incarne dans des symboles qui sont aussi perçus comme intouchables. On leur accorde aussi « une valeur supérieure ». Il s’agit, explique l’orateur, « de prendre la mesure du défi ». Alors que s’observe, selon lui, une forme de retour du religieux, les sociétés démocratiques vont au devant de difficultés fondamentales à élaborer une appartenance commune. Comment trouver la capacité à « nous retrouver tous ensemble » ? Adbennour Bidar propose que la laïcité soit construite par la communauté des citoyens et s’appuie sur la valeur de la fraternité, « grande oubliée de la devise républicaine ». Cette reconsidération permettrait de donner de la « vitalité aux autres valeurs ».
Dès lors comment l’école peut-elle s’y prendre pour cultiver le sens de la fraternité ? Comment faire émerger une culture de la fraternité ? Sans avancer des dispositions formelles, l’intervenant évoque la nécessité de réfléchir à la thématique du souci de l’autre. Il s’agirait alors de considérer la fraternité comme un universel acceptable par tous car, comme « une arche », elle porte en elle la capacité de réunir ceux qui sont et ceux qui ne sont pas Charlie. La fraternité est à la fois du côté profane et du côté religieux. « Elle parle toutes les langues ». La vertu du débat est au cœur de l’interrogation de cette valeur à ré-enchanter. Il s’agirait en quelque sorte d’ouvrir tous les espaces de concertation disponibles pour faire advenir le sens « d’une laïcité qui convienne à tous » en mobilisant nos appartenances particulières « comme capacité à fabriquer du commun ». La loi de 1905 portait cette volonté de séparer pour rassembler : séparer les religions de l’Etat, c’était dans l’esprit des promoteurs de la loi œuvrer au rassemblement des citoyens. Adbennour Bidar mentionne que cette séparation ouvre les mêmes droits à tous les citoyens. Il importe, selon lui, de retrouver « aujourd’hui, cette même intelligibilité » en réactivant le principe de rassemblement de la laïcité. Dans le débat qu’il appelle de ses vœux, il insiste pour que soit expliqué que séparer les religions de l’Etat les rend libres vis-à-vis de l’Etat. Les citoyens accèdent ainsi aux mêmes droits. Et le penseur de la laïcité de désigner la contradiction majeure de la laïcité qu’il entrevoit, celle qui l’éloigne « du génie historique de la loi de 1905 » et qu’il formule par une interrogation : « à quoi sert la laïcité, si elle ne produit que de la discorde ? ». Autour de quoi faut-il se rassembler ? Pour Adbennour Bidar, il faut se retrouver autour d’un bien commun. C’est là d’ailleurs l’esprit même de la laïcité, qui a été historiquement pensée pour mettre fin « à la guerre des deux France ». Toutefois, ajoute-t-il, la situation est différente aujourd’hui car «nous sommes entrés dans une société hyper-multiculturelle marquée par les effets ravageurs de l’individualisme et du communautarisme ». Il qualifie cette dernière posture « d’individualisme à plusieurs ».
L’article 3 de la charte («La laïcité garantit la liberté de conscience à tous. Chacun est libre de croire ou de ne pas croire. Elle permet la libre expression de ses convictions, dans le respect de celles d’autrui et dans les limites de l’ordre public»). doit nous permettre de rappeler que la laïcité n’entre pas en concurrence avec les religions de même qu’elle ne promeut pas l’athéisme. « Il faut rappeler qu’elle permet d’être croyant et de vivre dans un état laïque ».
L'article 4 de la charte montre comment la laïcité permet l’exercice de la citoyenneté. Dans cette perspective, l’intervenant met en avant l’idée « de la logique de la conciliation ». En effet, selon lui, elle appelle « à l’intelligence de la liberté et de l’adaptation ». Sans le mentionner explicitement et sans s’y référer formellement, Adbennour Bidar, fait allusion à la possibilité de recourir aux accommodements raisonnables chers aux approches dites pragmatiques de la laïcité et vivement récusées, entre autres, par le philosophe de la laïcité, Henri Peňa Ruiz en raison de l’ambiguïté même de cette notion.
A propos de l’article 8 de la charte, Adbennour Bidar rappelle que la laïcité organise l’expression des convictions (logiques de l’écoute, du respect et éthique de l’empathie). En cela, elle fixe les règles « de la coopération entre les individus ». « Une pédagogie de loi » est donc nécessaire. Sur ce point, la prudence est de mise, mentionne-t-il. C’est la question permanente des contours de la liberté individuelle qui est rappelée : « la liberté des uns a le droit pour elle, mais jusqu’où peut-elle entrer dans l’espace de la liberté des autres ? ». La question de la pédagogie de la laïcité est alors posée : par quelle méthode, par « quels moyens » faire accéder à « l’explicitation de la laïcité » ? Cette question met à jour ce qui est « en jeu », « ce qui est acceptable par l’autre ». Cette pédagogie à inventer est inséparable d’une « pédagogie de la loi ». Ce point, au cœur de l’évolution de la vie scolaire des établissements, impose de repousser la tentation de la diabolisation de la loi mise en avant par les forces qui récusent la laïcité. « La loi démocratique n’est pas liberticide », précise l’intervenant. Il faut aussi « régénérer la notion de loi ».
L’article 14 de la charte rappelle la nécessité et les vertus du dialogue. « Il faut appliquer la loi dans une logique pédagogique ». Le conférencier revient sur la loi du 15 mars 2004 concernant la question des signes ostensibles. Il invite à considérer « la liberté religieuse des autres élèves, des consciences en formation… l’école doit leur offrir un espace dans lequel la liberté de conscience est mise en sécurité… l’école est un lieu où l’enfant doit pouvoir trouver les moyens de sécuriser la construction de son identité ». La coéducation, défendue par les fédérations de parents d’élèves, permet à l’enfant de s’approprier toutes les propositions qu’il reçoit de la société. Pour illustrer la nécessité de la pédagogie de la laïcité, Adbennour Bidar cite l’initiative de la Ligue de l’enseignement qui a transcrit les articles de la Charte de la laïcité en un document à destination du jeune public intitulé La charte expliquée aux enfants. Il s’agit, par cet outil, « de retrouver le sens de l’institution et les difficultés à faire vivre une éthique de la profession enseignante » et valoriser la mission éducative qui consiste « à faire partager les valeurs de la république au travers de la pédagogie de la laïcité ». Cette initiative a été critiquée par plusieurs associations qui y voient la valorisation du dialogue interreligieux et non la promotion de la laïcité. Beaucoup de laïques se sont ainsi émus de voir que le mot « laïcité » a été supprimé du texte des 15 articles du document de la Ligue de l’enseignement. La mention de « République laïque » s’efface au profit de celle de « respect de toutes les croyances », de même que celle de « liberté de conscience » est traduite par « exprimer librement ses idées ».
Adbennour Bidar définit trois caractéristiques majeures de la laïcité dans l’enceinte scolaire. Elle est au service de la construction des libertés. Elle n’est pas une machine à exclure car elle est « au service de la reconnaissance mutuelle ». Elle est consubstantielle à la liberté d’expression de chacun « donc des adultes qui s’engagent à ne pas influencer l’élève qui doit trouver à l’école un espace permettant l’apprentissage du libre-arbitre ».
Pour conclure, Adbennour Bidar formule quelques recommandations quant à la pédagogie de la laïcité. Il propose de travailler avec un point de vue « concret » et de réfléchir à l’aide de démarches rassembleuses qui n’opposent pas mais qui appellent au contraire à partager le même « espace de discussion et de conversation ». A titre d’exemple, il évoque la possibilité que la réunion de rentrée soit considérée comme un moment favorable pour travailler à la transmission « des valeurs de la laïcité ». Cela pourrait être l’occasion pour les contractuels et les nouveaux arrivants de travailler la question de l’obligation de neutralité, caractéristique d’un « métier si particulier dans une institution si particulière ».
La pédagogie de la laïcité interroge beaucoup de notions : la relation entre la responsabilité locale de l’établissement et la part de l’engagement de chacun, dont le sens « est à retrouver collectivement ». Elle doit tenir compte de la situation actuelle dans ses composantes sociales et historiques « qui demandent aux adultes de l’établissement de s’engager ».
On regrettera que l’orateur s’en soit tenu à ramener les religions au cœur de la laïcité alors que celle-ci a pour objet de les écarter de la sphère publique. En assurant à chacun sa liberté de conscience et d’expression, la laïcité fait une place identique à tous les membres de la communauté des citoyens qui comprend aussi les athées, les agnostiques, non intégrés à la problématique posée par l’orateur. « Tout privilège public de la religion est blessant pour les athées. Or, en France, il y a des athées et des agnostiques en grand nombre, et tout acte officiel de la puissance publique se doit de les représenter à égalité avec les divers croyants. D’où, la neutralité qui n’a rien d’antireligieux », écrit Henri Peňa-Ruiz (Et la laïcité, monsieur Valls ?, Libération, 29 avril, 2014).
Redéfinir le concept de laïcité est présenté ça et là comme la seule bouée qui permettrait à un indéfinissable et approximatif vivre ensemble de s’imposer comme un principe universel. A juste titre, des voix se font entendre pour rappeler que le terme laïcité véhicule des acceptions diverses et parfois contradictoires. Parmi ces voix, Pierre Rosanvallon met en avant l’élasticité du mot qui désigne pour certains « la neutralité de l’Etat » alors que d’autres l’investissent d’un « idéal de vie sociale harmonieuse où les individus n’auraient plus de classes sociales, de religions, d’histoire… ». (Le Monde, 12/02/2015, Une communauté d’effroi ne fabrique pas l’unité nationale, entretien). Le risque d’un rabotage sémantique est en embuscade. Dans un contexte de marchandage et de confusion langagière, il appartient à l’Etat de se montrer à la fois pédagogue et exemplaire dans la formulation d’un projet républicain partagé de cette laïcité, objet de tous les débats mais aussi de toutes les convoitises. Pour Pierre Rosanvallon, ce qui compte dans le temps présent, c’est d’apprendre à vivre ensemble « non pas grâce à une série d’interdictions, mais par une réflexion commune et permanente sur ce qui le rend possible ou difficile ».
Charte de la laïcité à l'école : http://cache.media.education.gouv.fr/file/09_Septembre/64/0/chartelaicite_3_268640.pdf