Ne jamais faire confiance aux éditeurs. On me l'avait dit, pourtant : ils sont là pour vendre, il ne faut pas prendre ce qu'ils disent au sérieux. Surtout quand il est question d'un premier roman. Ah, le premier roman, support de tous les fantasmes, de toutes les rêveries ; l'écrivain au travail, fort de sa vocation, et qui parvient, au terme de dures années de labeurs, à livrer une œuvre achevée... Un de ces livres qu'on rencontre rarement, nous dit la quatrième de couverture. Et, en face de la page de titre, une grande photo de l'auteur, souriant - et en couleur, en plus ! Non, vraiment, j'aurais dû me méfier.
Ça commençait bien, pourtant. Guyslain Vignolles est un jeune homme discret, monté à Paris pour y perdre ses dernières illusions (passons l'acte fondateur de son détachement à la Meursault : son nom, sujet à une vilaine contrepèterie, c'est peut-être un peu léger pour un traumatisme). Sa mère croit qu'il est employé d'une prestigieuse maison d'éditions mais c'est dans les bas-fonds des métiers du livre qu'il officie : il est préposé au pilonnage. Son travail consiste à dompter la redoutable machine Zestor je-ne-sais-plus-combien qui, avec ses mâchoires d'acier, détruit voracement les rebuts des éditeurs et des libraires, en vue de produire de la pâte à papier pour les futurs livres à venir... qui finiront pilonnés à leur tour, et ainsi de suite... un cycle sans fin. Mais, chaque soir, il récupère dans les entrailles de la bête quelques feuillets échappés à la destruction et les lit, chaque matin, dans le RER, aux aurores. L'idée est belle et ne manque pas de poésie. On peut déplorer que l'auteur n'ait pas joué totalement le jeu du " hasard " et ne nous ait livré que de la littérature, l'idée d'un mélange réel de toute la production imprimée (livres techniques, manuels, livres de recette, essais divers, livres jeunesse, périodiques en tous genres) aurait pu rendre jaloux les plus oulipiens d'entre nous. On pourra reprocher à ces irruptions de texte dans le texte d'alourdir le récit - j'avoue moi-même ne pas les avoir trouvés transcendants mais, après tout, ce sont des livres pilonnés... Je me suis surprise à esquisser une réflexion sur la littérature, l'ingratitude du lectorat, l'anonymat de l'artiste. Il faut rappeler que j'ai travaillé plusieurs années sur un auteur oublié de la fin du XIXe siècle (Jean de Tinan pour les curieux) et que la fortune fragile des écrivains... c'est un peu un cheval de bataille.
Malheureusement, la métaphore de la condition littéraire fait place, bien trop vite, à une bluette éculée et rapidement repeinte aux couleurs du jour. Un matin - ou un soir, peu importe - Guyslain trouve à sa place habituelle dans le RER une clé USB et y découvre les textes personnels d'une jeune femme, dame-pipi dans un grand centre commercial. Et il est fasciné par sa prose, touché par son esprit. Il y découvre ses espoirs, ses tentatives, ses petites revanches sur la vie. Au placard, les peaux vives de la littérature piétinée ! Ce sont les textes de cette jeune femme qu'il lira désormais dans le RER. La littérature vivante au secours de la littérature morte, pourquoi pas... Les passagers y vont de leur sourire de connivence : les mésaventures concrètes de la dame pipi ou ses speed datings ratés, parce que quand l'esprit va, le physique ne suit pas, et inversement, méritaient sans aucun doute d'être connus, sauvés - bien plus que toute cette littérature martyre que le héros a soudain oubliée.
Sauf que j'ai terminé ce livre profondément agacée. Je soigne comme je peux mon allergie aux bons sentiments et j'aurais même pu tolérer le côté doucement sucré de la fin, en me disant qu'après tout, c'était juste que ce n'était pas pour moi. Mais il y a quelque chose qui me dérange profondément dans ce livre.
J'ai d'abord l'impression d'un trop grand fossé entre ce que ce livre offre réellement et ce qu'il prétend être. Bien sûr, il se veut accessible, se présente comme un conte moderne, impliquant une relative légèreté, peut-être un peu de philosophie. Il n'a pas, semble-t-il, de grandes prétentions littéraires : la lecture est ici vecteur de lien social, elle relie les gens avant tout, et c'est tout à fait respectable. Oui, mais... Implicitement, le livre érige pourtant une forme de hiérarchisation : il y a ceux qui lisent ou écrivent, comme Guyslain, Julie, ceux qui sont sensibles au texte... et il y a les autres. Les autres, c'est le chauffeur de taxi hagard, presque inquiet, écoutant un vieil homme parler en alexandrins ; le routier impoli, impatient de délivrer son chargement ; c'est " le gros et le con " qui travaillent au pilon, agents de destruction aveugles qui prennent plaisir à détruire les livres, sans que cet appétit ne soit jamais réellement expliqué. A ceux-là, l'auteur voudrait opposer une sorte d'aristocratie du pauvre, de ces simples gens sensibles à la poésie du monde, quand bien même se logerait-elle dans les toilettes d'un centre commercial ou dans la rame de RER. Sauf que c'est là que le bât blesse : outre que la distinction faite est possiblement gênante (je connais tellement de gens biens qui ne lisent pas !), elle ne fonctionne pas.
Guyslain et Julie se sont finalement bien trouvés, car ils se caractérisent tous deux par un sursaut de prétention qui n'a pas réellement lieu d'être. On peut le comprendre, c'est porteur de sens dans un quotidien aliénant où ils se retrouvent perdus à répéter inlassablement les mêmes tâches ingrates... Ils valent mieux que ça, la belle affaire ! Tout le monde vaut mieux que ça. A mes yeux, ils ne pouvaient se distinguer de qui que ce soit : leur mépris, leur posture, leurs pensées sincères sur le monde, c'est cela même qui les noie dans la masse... Et les élans de Julie perdus par hasard, envoyés comme lettres à la mer, sont les élans, les cris et les rires de Madame tout le monde. Pire, à certains moments de ses notes, je l'ai trouvée mesquine, imbue d'elle-même. L'épisode du speed dating, où elle juge sans appel les sept hommes croisés, en traite un d'autiste et se moque du cheveu sur la langue du dernier, m'a presque choquée. Et Guyslain n'est pas mieux, au fond : après avoir écumé les différents centres commerciaux dans l'espoir de retrouver sa dulcinée, il arrive au dernier, sent qu'elle est là, et tombe sur une femme entre deux âges, aux cheveux gris, qui avait dû être belle il y a quelques années. Le choc est trop rude, il doit aller se prendre la tête dans les mains, isolé dans les toilettes : Julie n'est pas le canon de beauté qu'il avait imaginé, drame parmi les drames ! Qu'importe la belle personnalité qu'il avait cru deviner entre les pages : si elle est moche, tout est perdu ! Heureusement, ce n'est qu'une petite frayeur passagère, clin d'œil offert par le destin : ce n'était que la tante de la jeune femme... Cette dernière apparaît enfin, nimbée de ses cheveux roux comme d'une auréole. Elle est magnifique, évidemment. L'histoire est sauvée.
Et c'est là que j'ai sauté le pas de l'incrédulité et que je me suis mise à en vouloir à ce livre. La grandeur d'âme, la beauté, même toute simple, ne passe pas par le mépris du laid. Elle consiste au contraire à trouver la poésie dans les vicissitudes du quotidien. En ce sens, Guiseppe, aux jambes broyées par la machine, et qui s'évertue depuis à retrouver les livres issus de la pâte à papier de ce jour-là, moyen pour lui de " retrouver ses jambes " m'a paru touchant et poétique, dans son combat tristement absurde. La tâche de Guyslain, en revanche, apparaît finalement bien peu importante à ses yeux puisqu'il abandonne ses lectures pour chercher partout sa dulcinée. C'est comme ça, tout simple, comme une marche que l'on rate : point de dilemme entre ce qui a fait sa vie depuis des années et l'opportunité nouvelle de se sortir du quotidien. Un coup de baguette magique, tout simplement - nous sommes bien dans un conte de fée, n'est-ce pas ?
C'est dommage. Ça ne partait pas mal, et ç'aurait pu en effet être un joli conte, qui aurait semé, qui plus est, quelques miettes, quelques graines de réflexion sur le monde du livre, qu'on idéalise sans voir toujours l'envers de la médaille. Il y a de bonnes idées : le personnage de Giuseppe n'est pas mal campé, ainsi que les grands-mères de la maison de retraite ; les patchworks de textes rassemblés par le hasard, et les réseaux, ruptures de sens qu'ils auraient pu créer était un procédé plein de potentiel.
Hélas, Jean-Paul Didierlaurent tombe dans le piège qui est tendu à tous ceux qui aiment les livres pour de mauvaises raisons. Les voilà prétexte d'un rêve déjà frelaté, outils d'une distinction toute d'apparence. Je croyais que la littérature tissait des liens, nous reliait au monde et aux autres, pas qu'elle nous servait à tracer des frontières implicites entre ceux qui en sont et ceux qui n'en sont pas. Peut-être, plutôt que de bouger insensiblement cette frontière, devrions-nous travailler à l'effacer, tout simplement.