C'est un compagnonnage qui ne date pas d'aujourd'hui. Je ne sais pas combien de fois Dany Laferrière est venu à la Foire du Livre de Bruxelles. Il y représenté son pays Natal, Haïti. Cette année, il appartient à une délégation d'écrivains québécois. L'année prochaine, il pourra être le représentant de l'Académie française, puisqu'il y sera installé dans son fauteuil. D’un Argentin d’origine
italienne qui écrivait en français à un Haïtien installé à Montréal et qui ne
cesse de voyager, l’Académie française a respecté une certaine logique en
choisissant Dany Laferrière en 2013 pour succéder à Hector Bianciotti,
mort l’année dernière.Né à Port-au-Prince en
1953, Dany Laferrière a quitté Haïti en 1976 après l’assassinat d’un ami
journaliste par les Tontons Macoute. Il aurait pu être le cadavre suivant, car
il était remuant lui aussi. Au lieu de quoi il a tout quitté pour découvrir
l’art de la débrouille et des petits métiers. C’est qu’il fallait survivre,
même si le journaliste qu’il était n’avait qu’une ambition, menée à bien
ailleurs : devenir écrivain. Il l’a fait, sur une machine à écrire parce
qu’il voulait être moderne comme un Américain, dans le meublé montréalais dont
la salle de bain était son salon de lecture. En 1985, il sort donc son premier
roman, Comment faire l’amour avec un
nègre sans se fatiguer et passe, comme il le dit dans Journal d’un écrivain en pyjama, « dans la même semaine, de l’usine à la
télé. »Depuis, il n’a plus
arrêté, publiant plus de vingt ouvrages – généralement d’abord au Québec avant
de les lâcher en France, puisque cet homme qui semble courir sans cesse d’un
lieu à un autre est resté fidèle à Montréal. A l’exception, certes, d’une
dizaine d’années pendant lesquelles il a cru, à Miami, qu’il allait vraiment
devenir un écrivain américain.Ses origines lui collent
à la peau bien qu’il soit un des écrivains francophones les plus cosmopolites
de notre époque. Le grand écart, chez lui, se traduit toujours par un livre et
c’est à travers les pages qu’il a écrites qu’on cherche à comprendre les
contradictions qu’il expose franchement. D’une part, quand il écrit Je suis un écrivain japonais, il décrit
toute l’ambiguïté de la position d’un auteur pris dans la nasse qu’il a
lui-même posée. D’autre part, dans L’énigme
du retour, il se confronte, après la mort de son père, à sa culture originelle
autant qu’à tout ce qui lui a permis de l’élargir. Et quand, en janvier 2010,
il se trouve à Port-au-Prince au moment du tremblement de terre, il prend tout
de suite des notes sur le carnet qui ne le quitte jamais pour écrire rapidement
Tout bouge autour de moi où l’homme
et l’écrivain se rejoignent mieux que jamais.Peut-être Dany Laferrière est-il un sage. Mais sans aucune
illusion sur la valeur de cette sagesse depuis que sa grand-mère lui a enseigné
d’où lui venait l’apparence de la sienne quand elle restait tranquillement
assise à boire du café toute la journée : « de son arthrite qui la fait tant souffrir. » Dans L’art presque perdu de ne rien faire, paru l'année dernière, il
va son chemin en ouvrant les yeux sur sa vie et celle des autres, tente de
comprendre ce qui a changé entre Haïti et le Canada, avec le passage des années
et les innovations dont la technologie nous abreuve à si vive allure qu’il ne
sait plus comment appeler un téléphone dont le nom change chaque année…Rien ne lui est indifférent, l’amour et le chagrin, l’hiver
et la chaleur, la politique et la culture – avec une place privilégiée, tout
naturellement, pour la lecture : le chapitre qu’il consacre à « Un
lecteur dans sa baignoire » donne envie de retrouver, toutes affaires
cessantes, les livres qu’il commente avec la ferveur du moment de leur découverte.Le sommeil et l’éveil se confondent : « Notre univers est trop pensé et pas
assez rêvé », écrit-il dans « Le monde naît de la nuit ».
Les îlots préservés par beaucoup sont, chez lui, d’une extrême porosité qui lui
permet d’écrire « dans la langue de
celui qui est en train de me lire » et justifie l’affirmation qui a
servi de titre à un autre ouvrage : Je
suis un écrivain japonais.On est bien, dans ce journal éclaté, aux fragments regroupés en thèmes
vagues dont chacun est précédé d’un poème. On se retrouve avec lui dans un café
de Montréal et, s’il n’y est pas à ce moment-là, on le rattrape à New York ou à
Tokyo. On devient nomade à le suivre de loin, car il n’y a aucune raison de
placer exactement nos pas dans les siens, il suffit d’épouser une trajectoire
qui est un état d’esprit. Optimiste, l’état d’esprit : il voit autour de
lui des amis se remettre à la lecture de la poésie.