La Turquie, membre de la coalition internationale contre l’État islamique (EI), peut-elle lancer une opération militaire d’envergure dans une partie du territoire syrien contrôlé par l’EI sans pour autant lui livrer bataille ? Oui, elle le peut. Et les évènements qui se sont déroulés dans la nuit de samedi à hier viennent de le confirmer.
L'armée turque a mené une incursion militaire à 37 km à l'intérieur du
territoire syrien pour évacuer la dépouille de Souleïmane Shah et les
soldats qui gardaient son tombeau. Si la facilité avec laquelle elle
peut rentrer en territoire syrien apparait compréhensible, au vu du
chaos qui sévit dans cette partie de la Syrie, le fait qu'elle ait pu
mener cette opération sans livrer le moindre combat, alors que la zone
est contrôlée par l'EI, a de quoi susciter quelques interrogations.
Y-a-t-il
eu une coordination entre l'État major turc et les membres de l'EI?
Cela confirme-t-il les rumeurs d'une supposée alliance entre les deux
parties ou cela s'inscrit-il davantage dans une logique de pacte de
non-agression ? Interrogé par L'Orient-Le Jour, Romain Caillet,
spécialiste du jihad et de l'État islamique, penche clairement pour la
seconde hypothèse. « Il y a effectivement des contacts entre l'EI et les
Turcs. Mais ce n'est pas une alliance, il s'agit plutôt d'un pacte de
non-agression », explique l'expert. Selon lui, aucun des deux
protagonistes n'a intérêt à attaquer l'autre. « La Turquie peut empêcher
les combattants étrangers de rejoindre l'EI en fermant sa frontière.
Inversement, les jihadistes peuvent commettre des attentats terroristes
sur le territoire turc, ce qui provoquerait l'effondrement du
tourisme ». Sans oublier, ajoute-t-il, que la mafia turque est un
intermédiaire privilégié pour l'EI dans les opérations de revente de
pétrole et d'objets de contrebande.
Malgré
cette évidente concomitance d'intérêts entre les deux acteurs, M.
Caillet estime que « la Turquie ne joue pas un double jeu. Ankara
considère l'EI comme une organisation terroriste, mais de son point de
vue, le PKK est nettement plus dangereux que l'EI », argumente l'expert.
« La situation rend compte des rapports de force entre ces entités dans
la région », ajoute-t-il encore. En outre, il rappelle que l'armée
turque avait déjà mené une opération similaire et qu'aucun média n'en
avait parlé à l'époque.
Le pacte de non-agression peut expliquer
l'absence de combats dans le déroulement de l'opération. Pour autant, il
ne permet pas de comprendre pourquoi la Turquie avait besoin de 572
soldats et d'une quarantaine de chars pour rapatrier une dépouille et 38
soldats. Peut-on voir dans cette mise en scène assez disproportionnée,
et légèrement outrancière, un message de force adressé au régime syrien,
alors qu'Ankara a admis avoir averti la Coalition nationale syrienne du
déroulement de l'opération ? Est-ce un nouveau signal que les choses ne
vont pas tarder à bouger, quelques jours après l'accord avec les
États-Unis pour former des rebelles syriens ? Il semble bien qu'Ankara
ait voulu envoyer un triple message : au régime syrien, aux combattants
kurdes et à la coalition internationale. Un message qui signifie en
quelque sorte que la Turquie peut s'appuyer sur sa puissance militaire,
s'il le faut, pour imposer son propre agenda politique. Et qu'il ne sera
pas évident de la convaincre de ne pas en faire qu'à sa tête.
Source : Lorientlejour