Dans le souci d’offrir une couverture sociale à la majorité des Ivoiriens, le gouvernement de Côte d’Ivoire a initié un système de couverture maladie universelle (CMU). Le lancement de l’opération a débuté avec l’enrôlement du président Alassane Ouattara le 03 janvier 2015. Beaucoup de personnes ont applaudi cette décision, mais quels en sont les enjeux et les défis ?
La moitié de la population ivoirienne vit en dessous du seuil de pauvreté (moins de un dollar par jour). Cette frange de la population n'a pas accès aux services de base. Elle constitue la frange la plus vulnérable de la société. Selon le premier ministre de Côte d’Ivoire, 85 à 90 % de la population ivoirienne ne bénéficie d’aucune couverture sociale. En outre, des risques sociaux majeurs tels que la maladie et le chômage ne sont pas suffisamment, sinon pas du tout couverts par le système actuel. En principe, la mise en place de la couverture maladie universelle va donc permettre aux plus défavorisés de se soigner à moindre coût dans les différentes structures sanitaires du pays. Dans le scénario de l’actuelle CMU à mettre en place, 17 % de la population serait couverte la première année, un pourcentage qui atteindrait 40 % d’ici 2025. Pour que ce noble projet soit couronné de succès, un certain nombre de défis doivent être relevés.
L’impact budgétaire de cette réforme pourrait être considérable à moyen terme. Les coûts de lancement du système sont estimés à environ 15 milliards de francs CFA en 2014. Les contributions mensuelles (1.000 francs CFA par mois et par personne assurée) constitueraient la principale ressource du système. Cette contribution bien qu’élevée pour les plus démunis, elle demeure faible et pourrait entraver la pérennité de ce système. De plus, étant donné qu’une part élevée de la population n’aura pas les moyens de s’offrir cette assurance, l’État subventionnera partiellement les ménages les plus pauvres, avec un coût annuel estimé à 0,2 % du PIB selon la couverture. Autrement dit, ce système va reposer en grande partie sur le budget de l’État. Cela creusera certainement le déficit budgétaire avec le risque d’une hausse de l’endettement et la mise à mal de la stabilité macroéconomique.
Selon la ministre française des Affaires Sociales, le déficit de la sécurité sociale française serait de 13,4 milliards d’euros. Ce déficit de la sécurité sociale a explosé le déficit budgétaire de la France. Si la Côte d’Ivoire ne veut pas répéter les mêmes erreurs que d’autres pays, elle doit pouvoir diversifier les sources de financement de la CMU pour assurer sa pérennité. Sinon en cas de crise, c’est la CMU qui en pâtira la première, à l’image des expériences récentes des pays européens en récession dont les plans d’austérité ont ciblé en premier la réduction des coûts des systèmes de sécurité sociale.
Un autre défi important à relever est l’insuffisance des infrastructures sanitaires qui est aggravé par le vieillissement du plateau technique bien que le gouvernement ait investi d’importantes sommes pour réhabiliter certains centres de santé, rééquiper d’autres et en construire de nouveaux. La mise en place de la CMU va accroître la demande de soins de santé sans pouvoir forcément trouver en face une offre suffisante. Par ailleurs, selon les statistiques de la Banque Mondiale, la Côte d’Ivoire dispose d’un médecin pour 10.000 habitants contre 3,2 médecins pour 1000 habitants dans les pays de l’OCDE. Les statistiques indiquent aussi que la Côte d’Ivoire dispose de moins d’un lit pour 1000 habitants soit quatre lits pour 10.000 habitants. En conséquence, cette volonté politique d’assurer les soins aux plus démunis, risque de se heurter à l’insuffisance de l’offre tant quantitativement que qualitativement.
La gestion rigoureuse et efficace de la CMU demeure certainement l’un des défis majeurs à relever. La bonne gestion des cotisations est indispensable pour la viabilité et son efficacité. Les problèmes de mauvaise gouvernance récurrents dans l’administration ivoirienne seront un frein à la réussite de la CMU. En 2013, la Côte d’Ivoire occupait le 137ième rang sur 177 pays classés selon le classement de Transparency International sur la perception de la corruption. La non-maîtrise du problème de corruption et l’utilisation des ressources issues des cotisations pour financer des dépenses publiques qui n’ont aucun lien avec les problématiques de protection sociale pourraient entraver la bonne marche de ce système. La compétence et l’intégrité des personnes en charge de la CMU seront des variables très importantes pour atteindre l’efficacité. Pour rappel, à la sortie de la crise post-électorale de 2011, le gouvernement ivoirien a institué la gratuité des soins dans les hôpitaux publics. Dans l’application de cette mesure, on a assisté au détournement des médicaments par le personnel médical et les patients. Ces médicaments détournés étaient revendus dans les rues.
Par ailleurs, avec des remboursements garantis, on n’incite pas les usagers à une consommation responsable des soins et des médicaments. C’est le problème d’aléa moral : plus je suis assuré, moins je suis incité à faire attention. Cela engendrera, à terme, une surconsommation des médicaments et des soins. Par conséquent, il y aura une explosion des dépenses de l’assurance maladie, un déficit de la caisse, et donc aggravation du déficit public. Enfin, rappelons que la CMU n’est autre chose qu’un nouveau monopole public, en l’occurrence de sécurité sociale. Ce monopole pourrait accroitre le coût des prestations, entraîner des prestations de qualité médiocre, des rentes de situation, etc.
En définitive, la mise en œuvre de la CMU vise à permettre à une grande partie de la population d’accéder aux soins de santé. Mais le meilleur moyen de démocratiser l’accès aux soins de santé est de promouvoir une concurrence saine dans le secteur. Le gouvernement ivoirien doit donc promouvoir le développement d’une offre privée compétitive et mettre en place un cadre propice à l’investissement privé et à la concurrence saine, qui permettront, à terme, aux populations ivoiriennes, d’accéder sans encombre aux soins de santé.
KRAMO Germain, chercheur au CIRES- Le 25 février 2015.