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Comme le savent les lecteurs de ce blog, je distingue deux versants de la vie intérieure : l'expérience de l'être ; et l'expérience du coeur. Voir ce billet, par exemple.Entre ces deux pôles, toute la gamme des expériences mystiques se déploie, telle la roue d'un paon infiniment infini. Or, dans un précédent billet (si vous le retrouvez, merci de me le signaler), j'avais montré que l'expérience du coeur, la sensation du "je" (à distinguer de l'état de "je suis" chez Nisargadatta), était à l'origine de la notion de Dieu. Vivre l'expérience du coeur c'est, en effet, éprouver l'essence de notre corps, de notre individualité, et c'est ressentir la source palpitante de toute vie, la pulsation créatrice, dans un "je suis je" repris à l'infini. C'est l'essence de l'ego. Or, Dieu n'est manifestement qu'un dérivé de cette expérience. Pour le dire autrement, si "je" ne ressentais jamais ce coeur battre en moi comme étant plus moi que moi, si je ne me ressentais jamais (tout simplement !), alors jamais je ne pourrais concevoir Dieu. Jamais cette idée ne surgirait dans mon esprit. Sans moi, point de Dieu. Du reste, ceci se confirme par un survol des traditions spirituelles : celles qui mettent en valeur l'âme ou l'individualité croient en un Dieu. Celle qui, au contraire, soupçonne l'ego de n'être qu'une illusion (bouddhisme, kevalâdvaita, mîmâmsâ, certains philosophes contemporains comme Dennett) croient que Dieu est également une illusion. Nous pouvons donc formuler ce théorème : La vision de Dieu dépend de celle du Soi. Si l'on pense que le Soi est une illusion, Dieu sera pensé comme illusion. Si l'on pense que le Soi est réel, Dieu sera réel. J'ajouterai qu'il en va de même pour le monde. Ceux qui reconnaissent en eux une âme sensible et vivante perçoivent un monde vivant. Ceux qui perçoivent le moi comme une sorte d'ordinateur, conçoivent aussi le monde comme un super-ordinateur. Spinoza, qui conçoit l'âme comme une machine spirituelle, conçoit le monde - ou Dieu - comme une machine infinie. Nous pouvons alors reformuler notre théorème en nous inspirant de celui de Kshemarâja dans son Coeur de la reconnaissance : Le sujet et l'objet se déterminent mutuellement. Sur le plan psychologique, on le constate chaque jour : quand je suis mal, je crois que le monde va mal. Quand la peur est en moi (dans mon corps), je vois un monde de peur. Quand je suis transparent, je vois un monde transparent. Tel moi, tel monde, tel Dieu. Au fond, créature, création et créateur sont trois exemplaires du même modèle. Cela est montré très clairement dans le bouddhisme et le Vedanta de Shankara, mais aussi chez tous les philosophes qui ont vu dans le moi une illusion, tels que David Hume.Ce qui pose un problème : Si je prend au sérieux l'expérience du coeur, je crois en Dieu. En gros. Or, Dieu est une source de violence : les religions théistes sont de fait plus enclines à la violence que les religions athées (bouddhisme, jaïnisme, mîmâmsâ, confucianisme). Donc l'expérience du coeur comporterais le risque de dériver vers le fanatisme. Pour faire simple. Comment donc vivre l'expérience du coeur sans être un fanatique potentiel ?Par fanatique potentiel, j'entends que l'expérience du coeur est fort... forte. Un ressenti d'unité bouleversant, "plus moi que moi", de l'ordre de l'affect, l'émotion primaire de l'unité, de l'amour absolu. Or l'amour rend aveugle. C'est le même ressenti que dans certaines expériences psychédéliques, extases collectives ou attachements sentimentaux. L'intensité varie, le contexte aussi, mais c'est bien le même ressenti. Un exemple fameux qui illustre les dérives possibles de l’expérience du coeur est celui de Bernard de Clairvaux. Comme tous les franciscains depuis, il défendit l'amour contre la connaissance. Il s'en prit violemment à l'intellect, à la raison, puis il prêcha pour la Seconde Croisade. Quand on le lit, on le sent porté par l'extase du coeur, de l'amour inconditionnel, de l'unité universelle et vivante. Mais on sent aussi sa violence, un certain aveuglement, une dérive possible vers le fanatisme. On constate le même état chez les enthousiastes d'Amma ou les adeptes de la pure kundalini. Essayez donc de discuter avec un évangéliste !A l'opposé, les gens qui ne vivent que l'expérience de l'être, sont généralement plus ouverts à l'intellect, à l'argumentation, à une considération froide des êtres et des situations. Dans les milieux non-dualistes, dans les "satsang" comme on dit, il y a toujours des bribes de raisonnements, un semblant de dialogue, voire de dialectique, même si souvent le parcours des "éveillés" fait qu'ils ne peuvent jouer cette partition jusqu'au bout. D'un autre côté, si l'on ne connaît que cette approche par la connaissance, par l'être, par le silence simple, on risque de sombrer dans une dépression, dans sorte de douce mélancolie de l'impersonnel.La voie juste, me semble-t-il, se situe alors dans une vie intérieure qui vivrait ces deux expériences à la fois : connaissance et amour, compréhension et expérience, tête et cœur, transcendance et immanence, raison et émotion, esprit et corps, impersonnel et personnel.Bien sûr, le problème soulevé ici n'est pas résolu entièrement. Je ne crois pas que cela soit possible.