Note : 2/5
Cumulant biopic et film de guerre, American Sniper, sous la houlette de Clint Eastwood, aurait pu être un bon film. Eastwood n’a certes jamais fait dans la finesse, mais on peut dire qu’avec ce dernier projet, il atteint des sommets de manichéisme, jamais contre-balancés par un point de vue plus subtil.
© Warner Bros.
Adapté d’une autobiographie, American Sniper place une partie de son intrigue sous le signe de l’ego (il n’est pas évident, j’y reviendrai, que Clint Eastwood condamne cette attitude peu sympathique). On suit donc Chris Kyle, sniper américain surnommé « la Légende », au cours de quatre missions au Moyen-Orient et auprès de sa famille au pays. Avec plus d’une centaine de victimes officielles, Chris serait le tireur d’élite le plus « lethal » des États-Unis.
« Lethal« , autrement dit : meurtrier. Le premier problème du film tient à ce point de départ : un biopic retraçant le parcours d’un homme dont le métier est d’assassiner des gens. Un sniper n’est rien d’autre qu’un serial killer légal, et l’on se demande d’ailleurs ce que le jeune Chris, très porté sur la violence et les armes à feu, serait devenu s’il n’était pas entré à l’armée. Tout soldat est une machine à tuer, mais c’est plus particulièrement vrai de ces tireurs qui, postés derrière leur arme, disposent d’un droit de vie et de mort sur quiconque traverse leur viseur. A ce complexe de Dieu s’ajoute un ego nécessairement surdéveloppé. Chez Chris, c’est même cet ego qui le fait entrer à l’armée : soucieux de s’investir dans un métier plus valorisant, il voit dans l’armée l’occasion d’être félicité et traité en héros. On est loin du « vrai » patriote ! Traiter le personnage sur ce mode aurait été passionnant, mais si nous, spectateurs, soupçonnons les motivations de Chris, les personnages du film n’y voient pas franchement un problème (sauf quand il s’agit pour sa potiche de femme d’élever les enfants sans lui).
C’est un homme violent et égoïste, donc, et qui manque qui plus est de toute forme de compassion pour ce qui ne fait pas partie des « siens ». Cette élection d’êtres à défendre et d’autres à abattre a tout à voir avec une certaine vision du monde – une vision très américaine. La première victime de Chris est un enfant : il ne « s’attendait pas à ça », s’assoit en soufflant sur son lit… et c’est tout. Le traumatisme ne dure qu’à peine trente secondes. Cette froideur pose problème à la qualification du personnage dans le film, surtout quand Eastwood tente de nous faire avaler que cet homme sans compassion, égoïste et violent, souffre d’un stress post-traumatique.
Après « sniper », le second problème du film tient donc à l’autre terme du titre : « american ». Il y a pourtant deux snipers dans le film, mais c’est évidemment Chris qui donne son point de vue sur la guerre. Eastwood ne s’embarrasse pas de nuances : l’ennemi – très mal défini par ailleurs – forme une sorte de masse d’où ressortent (il faut bien donner des repères aux spectateurs peu concentrés) deux personnages, « The Butcher » et le sniper. Une grosse brute qui commet des atrocités, et le némésis parfait de Chris, ce sniper dont on ne sait presque rien si ce n’est qu’il ressemble pas mal à Chris (le talent, la paternité), et que, pour cela, « La Légende » doit l’abattre (l’ego, encore lui). Tous ces « méchants » sont des sauvages (c’est dit et montré), tandis que dans l’armée américaine, tout le monde s’aime et fait régner la loi du Talion quand l’un des leurs est attaqué. Un tel manichéisme est très fatiguant, d’autant plus qu’en ne voulant pas soupçonner la répartition du bien et du mal, Eastwood commet une erreur politique hautement condamnable : comment peut-on représenter, en 2015, une armée américaine « gentille et pure » offusquée par les crimes des terroristes (crimes avérés bien sûr), en feignant d’ignorer ce qui s’est passé en 2003 à Abou Ghraib ?
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La guerre, toute guerre, est laide. Et les gens qui la mènent n’y font pas de belles choses. C’est pourquoi les grands films de guerre ne sont pas seulement spectaculaires : ils ont quelque chose à dire de la guerre. Ce n’est pas franchement le cas dans American Sniper dont le pire péché est peut-être son refus du discours : en épousant le point de vue controversé de Chris, Eastwood ne se mouille pas : on pourra dire que son personnage est un salaud ou un héros, tous les arguments d’un camp ou de l’autre seront valables, tant Eastwood refuse d’apporter un ton plus affirmé. D’entrée de jeu, il adhère à un postulat énoncé par une grosse brute (le père de Chris, dont l’éducation franchement traumatisante n’est abordée qu’à peine cinq minutes) qui divise le monde en trois catégories : les Brebis (comprenez : les faibles), les Loups (c’est-à-dire : les méchants) et les Chiens de berger (les gentils qui sont suffisamment couillus pour protéger ces idiotes de brebis). Une fois que le film a postulé cet état de fait, l’ensemble du récit se développe selon cette conception du monde qui n’est jamais remise en question : Chris est un chien de berger protégeant ses brebis (sa famille et toute l’Amérique) en tuant les loups (tous les autres).
Pour quelqu’un qui n’adhère pas du tout à cette vision réductrice, difficile de se l’entendre dire dès les premières minutes du film et de la voir servir de fil rouge au personnage principal. Heureusement, il reste le talent de mise en scène de Eastwood qui sait composer ses plans au millimètre et conserver un rythme efficace malgré l’alternance entre les scènes de guerre, où la tension est nécessairement élevée, et les séquences intimistes plus calmes (souvent inutiles et répétitives). En passant outre les problèmes éthiques et politiques posés par le discours du film, American Sniper se laisse regarder d’un œil un peu distrait. C’est tout de même dommage car si Eastwood, au lieu de nous servir la tarte à la crème du manichéisme américain, s’était donné plus de mal pour consolider la question, à peine effleurée, du stress post-traumatique des soldats américains, il aurait fait un film plus intéressant et plus intelligent. Soucieux de ne pas faire de son personnage principal un être fragile (il deviendrait une brebis du coup, la honte !), Eastwood loupe son sujet.
De ce fameux syndrome du stress post-traumatique, il en est certes question dans le film, mais seulement chez quelques personnages ultra secondaires à qui l’on octroie un plan ou une phrase, et à qui le montage coupe vite la parole pour passer à autre chose (en ce sens, on pourrait dire que le procédé de montage reproduit le refoulement américain sur la question du traumatisme des vétérans). Comme je l’ai déjà dit, difficile, au moment du retour de Chris aux États-Unis, de croire qu’il est véritablement traumatisé, tant le film l’a présenté comme un homme fort qui ne regrette rien et n’est jamais choqué par ce qu’il voit ou fait. Pire : à force d’avoir été ainsi présenté, Chris semble moins traumatisé qu’en manque : la guerre, les cris, les bruits lui manquent. C’est un accro, plutôt qu’un traumatisé.
© Warner Bros.
Eastwood laisse ouvertes de nombreuses pistes qui, creusées, auraient été passionnantes : les motivations égoïstes derrière l’engagement, le goût de la violence, la conciliation entre le service et la famille… Dans ce biopic guerrier, rien ne ressort, et le film demeure d’une fadeur surprenante pour un sujet pareil. Cela ne dépasse jamais le divertissement dont le cœur de cible est tellement le public américain qu’un Français a de quoi se sentir exclu.
Les prises de position politiques de Eastwood ne sont pas nouvelles. Elles sont son problème quand elles n’affectent pas la qualité de ses films. Cette fois-ci pourtant, force est de constater que, au mieux, Eastwood a réalisé un film de commande sans profondeur pour arrondir ses fins de mois, et que, au pire, il en profite pour y distiller des prises de position contestables et surtout dommageables pour la qualité de son cinéma.
Alice Letoulat
Film en salles depuis le 18 février 2015.