L'ISBN, International Standard Book Number, permet d'identifier un livre de manière unique. Sous le même ISBN, les éditions Torticolis et Frères, publie pourtant un livre double, comprenant donc deux livres, deux titres, deux auteurs.
Au recto du livre, Des sarments de Tristan Donzé; au verso, Des villes d'Alexandre Correa. Mais n'est-ce pas plutôt l'inverse? Il suffit en effet de renverser le livre de 180° pour passer d'une couverture l'autre, d'un titre l'autre, d'un livre l'autre.
Pour ajouter à la confusion, en fin de sa partie, Tristan Donzé remercie Alexandre Correa "pour ces échanges incessants d'idées à propos des paradoxes sincères, des gênes faussement égoïstes" et, en fin de la sienne, Alexandre Correa remercie Tristan Donzé "pour l'accomplissement littéraire et humain quotidien".
Pourquoi commencer par Des sarments? Pourquoi pas. Et puis des sarments aux villes, n'est-ce pas, après tout, suivre le mouvement qui emporte inexorablement les habitants des campagnes vers les villes?
Le Valais sert de décor à ce texte empreint d'une sobre poésie, avec ses sarments de vigne et ses vins, Cornalin ou Humagne, avec ses bisses "qui ne servent plus à rien sinon au tourisme", avec ses villages de montagne transformés en petites stations, telle que celle-ci:
"Quand on parle du lieu, c'est pour parler de l'or blanc ou d'un scandale. Les cheminées sentent bon le bois qui se mélange à l'odeur des raccards. Et l'on y construit des chalets de plus en plus orangés, une couleur artificielle, richement équipés aux goûts de Tony Montana: jacuzzi, balcons, garages souterrains où on est censé mourir vieux."
Emanuel, Manuel, le portugais-chef d'équipe d'ouvriers de vigne, a laissé au pays sa femme Catia et sa fille Marta.
Ludovic Orti, Ludo, inspecteur de police, vient de faire une découverte macabre: "Une "momie de nouveau-né" gisait aux abords d'un des étangs du Bois de Finges, rejetée par la terre sombre".
Amanda, la femme de Ludo, sujette jadis à des délires mystiques, un an plus tôt, dans la chaleur de l'été, s'est complètement offerte à Manuel venu arroser leur parchet...
Réflexologue, travaillant pour le Grand-Hôtel, "Ana, mince, élancée, aime que ses hanches saillantes et nues soient comme deux os qui blessent les yeux des hommes, les attirent dans les gouffres du jean taille basse": "Ce monde a besoin de putes aux regards innocents"...
Léa est la fille de Ludo et d'Amanda. Elle aime son père: "Il est décadré, la démesure illogique du siècle le tue et son métier ne lui va pas". Elle enseigne l'évolution à l'école sans vraiment suivre le programme. Elle pense "aux plages de la Costa Brava, au petit lac de Géronde, elle pense à l'eau, au soleil sur la peau"...
Tristan Donzé fait vivre ensemble ou se croiser ces personnages sans grand relief. Il montre à travers eux l'humaine condition des humbles, faite de hontes, de désirs, d'incompréhensions, mais aussi d'amour: "A quoi tient l'amour? Une étincelle étrange, aussi rare qu'un bourgeon à peine éclos sur un renflement de racine."
La poésie, par la magie des mots, ne crée-t-elle pas un monde rêvé, qui la rend supportable, en sublimant les histoire personnelles les plus ordinaires? Dans ce roman, sans véritable intrigue, où se succèdent des scènes de genre, l'auteur se mue ainsi de fin observateur en subtil créateur.
Francis Richard
Le verso suit...
Des sarments, Tristan Donzé, 170 pages, Torticolis et frères