La Digue, Llanove Blaenavon, Ligne 4… Le trajet, ou ses déclinaisons en promenade, déplacement, voyage, semble devenir un motif degrootien. Sans doute parce qu’au fond il rejoint l’image de la vie comme aller simple et pérégrination, tout à la fois : « je ne suis là que de passage / le temps fabrique ses trajets / houle vague sans bout que la fin de mes yeux / qui ne ferme rien / sinon le temps que cela prend / de se traverser pour être ce qu’on peut / face à cette mer blanche / lente houle longue / qui s’avale sans fin / tandis que je passe / touchant par bouts ce que je peux du temps » (p.30)
Le voyage chez Degroote n’est que tours et détours ; dans ce livre, ils peuvent être exotiques, mais ils ramèneront au même, c’est-à-dire à soi, aussi obscur que massif. Le trajet mène bien d’un point à un autre, comme la ligne 4 va de Porte de Clignancourt à la Mairie de Montrouge, mais pas au-delà. Tout comme pour une digue, on va au bout, mais c’est pour en revenir : on n’en sort pas, et c’est toujours le même bonhomme qui fait le trajet. De ce côté-là non plus, il n’y a pas grand chose à attendre : « je vais à Voronej et me retrouve à Barbès, qu’importe, je ne sors pas de chez moi. » (p. 8) Il ne s’agit pas d’une fatalité particulière à l’auteur, au poète, c’est une loi générale : « ainsi va la vie qu’elle vous pousserait encore un peu plus loin que chez vous, qui mènerait, sans que vous le présumiez, chez vous encore. »(p30)
Dans Ligne 4, l’interrogation sur vivre peut se poursuivre à travers l’affleurement de l’autobiographie. Certaines stations de métro semblent plus propices à cette résurgence, même si elle n’est pas aussi claire que dans Un petit viol ou Monologue : ainsi pour Gare du Nord, Vavin, Saint-Sulpice, Saint-Michel… Mais ce n’est pas le ton dominant du livre, sans doute à cause du principe même de la collection : il consiste à projeter le plan du métro sur une mappemonde et donc à jumeler les stations parisiennes à des lieux du globe tout à fait inattendus. Une carte est fournie au dos de la couverture : la ligne 4 commence alors Cap Tcheliouskine et se termine dans l’île Berker ; de l’arctique à l’antarctique donc, avec Chatelet qui devient Ndélé en République centrafricaine. Cette règle du jeu de la collection favorise évidemment une sorte d’imaginaire géographique sinon une rêverie d’ubiquité, que Degroote développe surtout à travers la fantaisie et l’humour.
Cette évocation des lointains peut être alimentée par des « images que la télévision et les journaux ont déposé au fond de moi. » (p.10) Ainsi pour Téhéran / Gare de l’Est, avec la révolution iranienne, les questions de la liberté, du nucléaire… Ou bien la guerre, pour une partie de la ligne 4 : « ce que j’ai traversé de l’Afrique : Soudan, Tchad, République Centrafricaine, Congo : autant de pays livrés à la folie des hommes » (p.19). Mais souvent aussi, la rêverie ne peut que se nourrir des noms de lieux : pour les îles Sandwich du Sud par exemple, « Les mots sont plus forts que nous, ils nous emmènent dans des réalités variables. »(p30)
Le jeu peut prendre un tour plus littéraire : Saint Germain des Prés / Océan Atlantique donne lieu à un savoureux pastiche d’Oceano nox de Hugo. Tout aussi cocasse, le début arctique de la ligne 4 permet de faire entrer temporairement dans la rame ours, phoques et autres chiens de traîneaux… On sent que l’auteur s’amuse à varier les styles et les tons au fil des stations, basculant du vrai au loufoque, de la réflexion au jeu.
« je voudrais tellement que le lecteur s’y retrouve » écrit Degroote page 18 : on ne le croit pas sur parole tant le but du livre, le temps d’un détournement de ligne 4, semble plutôt de prendre un plaisir littéraire à se perdre entre liberté et contrainte, dans une sorte d’exercice de voltige d’une banquise l’autre, du sombre au drôle, de la prose au vers… Ecriture à facettes : ce livre est l’occasion d’une étape originale dans une longue quête de soi.
[Antoine Emaz]
Ludovic Degroote, Ligne 4, Dessins de Cédric Carré, Le Square,32 pages – 8,50€