Chaque année, la Cour des Comptes publie un rapport. Chaque année, ce rapport est lu par quelques uns, commenté par d’autres moins nombreux. Des conclusions sont tirées et des actions sont fermement envisagées. Ensuite, les lecteurs s’évaporent, les commentateurs passent à autre chose, les conclusions sont oubliées et les actions sont très très fermement envisagées. Cette année n’échappe pas à la règle.
Il y aurait pourtant beaucoup à lire, encore plus à commenter. Des conclusions, nombreuses, pourraient être tirées, de préférence à boulets rouges, entraînant des actions, multiples et vigoureuses.
Ainsi, difficile de ne pas bondir lorsqu’on apprend que l’État français a dépensé 346 millions d’euros en pure perte pour un système informatique destiné à automatiser la gestion de sa masse salariale. Non, il ne s’agit pas de Louvois (dont j’ai déjà parlé), qui est un magnifique ratage complet aussi, mais bien d’un autre logiciel. Et ici, « en pure perte » n’est pas un effet de manche mais bien le terme avec lequel la Cour qualifie l’ensemble du projet, Titanic informatique envoyé par le fond dans une décontraction que les musiciens du funeste bateau n’auraient jamais espéré atteindre. En effet, lancé depuis 2007, le projet, pharaonique, visait à établir automatiquement la paye des 2,7 millions d’agents d’État, et devait permettre d’économiser sur la gestion de cette paie avec une estimation de 3800 postes à redéployer à la suite de sa fructueuse mise en place. Las : alors que le logiciel devait être terminé en 2011, les dérapages budgétaires, de planning et de ressources humaines se sont accumulés.
Entre la complexité des procédures internes des différents ministères, tous différents, les habitudes encroûtées depuis des décennies qui forment des résistances incommensurables, avec en parallèle l’évolution permanente des règles de calcul des paie, l’absence d’autorité centrale unique ou de pilotage du projet, les rivalités entre services de l’administration, l’inévitable intervention des syndicats, tout était réuni pour un échec d’ampleur biblique.
On pourrait s’arrêter là. Avec une telle facture, il y a déjà largement de quoi faire tomber des têtes au sein de l’administration. La Cour n’est pas aussi clémente et aborde aussi le cas, douloureux et coûteux, du MuCEM. Le MuCEM, le musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, est un gouffre financier abyssal, et ce, malgré les 3,4 millions de visiteurs qui font son succès. Avec une telle fréquentation, on pourrait s’attendre à ce que l’institution rentre à peu près dans ses frais. Il n’en est rien : l’ouverture, prévue en 2008, a été retardée à 2013 suite à la mauvaise gestion des collections par le ministère de la Culture, le prix des chantiers a dérapé passant de 88 à 160 millions d’euros entre 2009 et 2011, et le partenariat public-privé mis en place pour la gestion des objets non exposés est bien trop coûteux selon la Cour.
Quant aux recettes espérées, et qui se doivent de couvrir une partie des frais de fonctionnement du MuCEM, elles risquent d’être très inférieures à la norme retenue pour les musées nationaux ; atteignant péniblement les 26% en 2014, le seuil de 43% pour 2015 apparaît fort lointain d’autant que la collection permanente, dédiée aux arts populaire, intéresse assez modérément le public. En attendant, l’ardoise s’établit à 350 millions d’euros que le contribuable, particulièrement souple des sphincters, réglera de bon gré.
Difficile de ne pas sentir encore une fois l’odeur entêtante d’un échec misérable sur cette réalisation…
… Qui se double d’une gabegie assez phénoménale à l’autre bout du pays : pendant que le MuCEM ouvrait grand ses sprinklers à pognon afin d’arroser Marseille et sa localité de ces délicieux fonds publics, les vannes n’étaient pas totalement coupées du côté de Paris où le célébrissime Musée National des Arts et Traditions Populaires continuait, vaillamment, de fournir une occupation (légère il est vrai) à quelques vaillants employés alors qu’il était fermé et ses collections en transit entre les deux villes. Légèreté de l’occupation qui, au passage, n’était pas seulement due à la fermeture au public de l’établissement puisqu’en pratique, ce dernier, installé à la lisière du bois de Boulogne depuis 1972, avait bien du mal à attirer le moindre public. En 1992, il peinait ainsi à faire voir ses collections à 30.000 visiteurs (cela fait une grosse centaine de personnes par jour ouvré, à peine plus qu’une boulangerie au centre d’une ville moyenne), et la décision fut donc prise de transférer ses collections vers le MuCEM.
Mais voilà : « Entre la fermeture définitive du bâtiment du MNATP en 2005 et le lancement des négociations avec les organisations syndicales en 2011, aucune décision relative au reclassement des personnels parisiens n’a été prise », explique la Cour des Comptes probablement un peu consternée qu’une centaine d’agents aient ainsi été maintenus sur le site parisien, pendant que les tâches normalement qui leur étaient normalement dévolues étaient confiées à des vacataires… Le tout, pour un coût, modique, d’au moins 24 millions d’euros, toujours dans cette décontraction qui caractérise la dépense publique en France.
Vous voyez : la Cour des Comptes, dans son rapport annuel, n’a vraiment pas de difficultés à trouver des scandales financiers dont les contribuables devraient s’emparer pour remettre un peu d’ordre dans ce pays. Certains y verraient, grognons qu’ils sont, de quoi fomenter une révolte, voire une révolution. D’autres y trouveraient prétexte à trancher dans le vif des administrations et dans certaines facilités offertes à nos élus. Il y aurait de quoi renverser quelques tables, ne trouvez-vous pas ?
En pratique, rassurez-vous, la Cour ne sert à rien.
D’une part, ses rapports ne sont pas suivis d’effets. Jamais. Probablement parce qu’elle n’a pas de pouvoir coercitif sérieux, et que ses rapports s’empilent donc, d’année en année, sans que cela gêne quiconque. D’autre part, si les choses prenaient une sale tournure, il serait assez facile de faire tomber son président. Après tout, Didier Migaud est aussi un politicien et il n’est pas irréprochable.
Mais surtout, tout le monde sait qui fraude, qui sont les politiciens les plus véreux (l’honnête Guérini menace même d’en livrer une liste, sûrement trop courte) et tout le monde sait qui a des comptes en Suisse (les fichiers tronqués de HSBC ne trompent personne). Tout le monde sait où se trouvent les réservoirs d’économies gigantesques dont le pays a besoin pour se relever. Tout le monde sait qui se sucre royalement sur le dos des contribuables. Tout le monde sait quelles sont les dérives les plus scandaleuses : elles sont publiques, documentées et indexées par la Cour depuis des lustres.
Mais voilà : personne ne bouge. Personne n’en a cure. Personne ne semble concerné, et donc, personne ne veut faire le moindre effort. Personne n’en parle au-delà d’un article lorsqu’un énième rapport sort. Du reste, personne n’a cette vue globale de l’ensemble des incroyables gaspillages, des énormes libéralités distribuées sur le dos des contribuables, des nombreux et magnifiques passe-droits et autres privilèges dont un petit nombre profite sans la moindre retenue.
Et heureusement !
Heureusement que tous ces gens ne sont pas inquiétés, sinon, rapidement, le gouvernement serait totalement inexistant, l’Assemblée serait dégarnie, le Sénat vide et les hautes sphères des plus grandes administrations dépeuplées. Les gabegies diminueraient, les gaspillages ralentiraient enfin. La France découvrirait alors des douzaines de milliards d’euros, issus de douloureuses ponctions mais non dépensés suite à l’arrêt de ces scandales permanents et de ces crapuleries plus ou moins légales.
Heureusement que la Cour ne sert à rien et que le petit jeu funeste de tous ces politiciens peut continuer ! Sans ça, la France se découvrirait plus libre et plus puissante que jamais, ses citoyens découvriraient d’un coup à quel point ils vivent dans un pays de cocagne et ô combien il est pillé par sa caste dirigeante. Ils se découvriraient le niveau de vie d’un Suisse ou mieux encore, de ces pays où l’État, minimaliste et concentré à faire tourner la boutique plutôt qu’à la piller, n’empiète pas sur leurs libertés et leurs richesses.
Et puis, si subitement, on empêchait les uns de bâtir des châteaux à Marseille, les autres de faire produire des logiciels inutilisables, ou d’autres encore d’accumuler les décisions économiques désastreuses pour assurer leur réélection, si de façon plus générale, on interdisait à ces politiciens tout accès aux fonds publics, mais que deviendraient-ils donc ? Après tout, ils ne savent rien faire d’autre, ils sont élus !
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