Phobie or not phobie ? Une nouvelle de Nando Michaud…

Publié le 19 février 2015 par Chatquilouche @chatquilouche

 (Cette nouvelle a remporté le deuxième prix au Concours 2014 du Chat Qui Louche.)

Tous mes amis se plaignent de souffrir de phobies et affirment qu’ils donneraient n’importe quoi pour s’en débarrasser.  Ce sont par ailleurs des gens équilibrés qui mènent des carrières satisfaisantes dans des domaines gratifiants.  Ils sont heureux, quoi.

Alors que moi, qui ne crains rien, je suis assailli par une langueur d’autant plus difficile à combattre qu’elle n’a pas de causes apparentes.  Il s’ensuit que je croupis dans une fatigue perpétuelle qui me rend inapte au travail, et donc, pauvre comme Job.  Je suis le tiers-monde de ma bande.  Un tiers-monde portatif qui attire sur lui les ennuis, tandis que le reste du groupe les évite sans savoir qu’il me doit une part de sa quiétude.  Bref, je joue le rôle de ces « hommes-moustiques » qui, jadis, accompagnaient le roi des îles Fidji et s’offraient en pâture aux insectes piqueurs pour les détourner de l’auguste épiderme.

Le bonheur de mes amis m’a convaincu que l’entretien d’une peur sans objet possédait des vertus apaisantes.  Pourtant, une certitude ne découlant pas d’une théorie confirmée n’est qu’une croyance sans autre force que celle de la foi qui la soutient.  J’en ai parlé à mon psy.

— Cette théorie existe, a-t-il dit.  Des expériences biochimiques montrent que les phobies agissent sur l’hypothalamus, le gestionnaire des émotions.  En retour, celui-ci stimule les sécrétions de la thyroïde, la glande du bonheur.

— Pourquoi ce détour hormonal ?

— Pour maintenir l’inconfort à un niveau tolérable.  Les dangers réels sont innombrables ; s’il fallait s’y arrêter, la vie deviendrait infernale.  Les phobies sont là pour détourner l’attention.

— Elles seraient les hommes-moustiques de l’inconscient ?

J’ai dû expliquer.

— Vous devriez en adopter un, a-t-il déclaré après avoir saisi l’analogie.

— Je m’en suis passé jusqu’ici.

— Oui, mais si vous consultez, c’est parce que tout ne tourne pas rond chez vous.  Il serait donc prudent de renforcer vos barrières mentales à l’aide de craintes névrotiques supportables.

— On procède comment ?

— Établir un diagnostic et trouver l’antidote au mal identifié sont des entreprises qui n’affichent pas le même taux de réussite.  Surtout en matière de troubles mentaux pour lesquels le remède est souvent le malade lui-même.  Cherchez en vous et vous trouverez.

Je suis rentré chez moi décidé à creuser la question.  Mais quelles phobies choisir ?  Après tout, il me faudra vivre avec elles pour le reste de ma vie.  Autant cultiver des peurs avec lesquelles j’ai des affinités.

Je lance une recherche sur Internet.  Stupéfaction !  Wikipédia dresse une liste de plus de 650 phobies dont les noms sont déjà des sources d’épouvante.  Jamais, je n’aurais cru, par exemple, qu’on pouvait souffrir d’anuptaphobie (peur du célibat), alors qu’il n’y a pas de meilleur statut matrimonial pour moi qui ai un tel besoin d’une partenaire que j’organise ma vie de façon à en avoir plusieurs. Cette polygamie séquentielle, fondée sur la liberté de choisir, n’est-elle pas le parfait contraire du célibat qui rend sa pratique possible ?

L’immensité des choix me bouleverse.  Sans parler des risques que ces choix comportent.  Je frémis à l’idée de contracter en même temps la basophobie (peur de marcher), la stasophobie (peur de rester debout), la cathisophobie (peur d’être assis), la kinéphobie (peur du mouvement) et la cataphobie (peur de l’immobilisme).  L’esprit peine à dénombrer les conséquences d’une telle conjonction, mais il est certain que ce cocktail m’enfermerait dans un cercle vicieux.  En défiant une de ces peurs, je serais frappé par l’une des autres, et vice versa, dans des chassés-croisés étourdissants.

***

J’ai planché sur le sujet sans parvenir à arrêter mon choix.  L’exercice n’a pas été vain, cependant.  Ce n’est pas encore la phobie, mais je suis sur la bonne voie.  Décider, par exemple, de tartiner mes toasts avec du beurre ou du Nutella engendre des hésitations de plus en plus difficiles à surmonter.

Cette peur de choisir, il faut la laisser s’épanouir.  Je sais qu’elle m’apportera un jour la quiétude.  À moins qu’elle devienne si intense qu’il me sera impossible de prendre la moindre décision.  Pas même celle d’adopter l’optarophobie comme homme-moustiques.  J’appelle mon psy pour lui faire part de ce nouveau paradoxe.

— Où est le problème ? demande-t-il.  Si vous ne pouvez pas choisir l’optarophobie, c’est la preuve qu’elle vous a choisi.

***

Me voilà phobique et heureux du changement… si l’on excepte les dommages collatéraux comme l’impossibilité de pratiquer la polygamie séquentielle parce que toute sélection me répugne.

Bof.  C’était le prix à payer pour me débarrasser des langueurs qui m’empoisonnaient l’existence.  C’est ce qu’a prétendu mon psy en invoquant la deuxième loi de la thermodynamique disant que tout gain obtenu sur un plan entraîne une perte sur un autre.

— Pénétrez-vous de cette vérité, a-t-il conclu : non seulement il n’y a pas de repas gratuit, mais il faut encore compter le pourboire dans l’addition.

Nando Michaud

Notice biographique

Nando Michaud

Après avoir passé 11 ans à écrire des discours ministériels, j’essaie maintenant de me refaire une santé en tâtant un autre type d’absurdités… sans effets secondaires déplorables.  J’ai publié jusqu’ici un recueil de nouvelles (Virages dangereux et autres mauvais tournants) et neuf romans, dont Les montres sont molles, mais les temps sont durs, Le hasard défait bien des choses, Un pied dans l’hécatombe et La guerre des sexes ou Le problème est dans la solution.

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