Il semblera juste, dans un premier temps, de dire qu'elle est très malmenée : réfléchir sur la vie, son sens éventuel, sa condition mortelle, réfléchir tout court, voilà qui n'est pas dans l'air du temps. Mieux vaut s'amuser, faire la fête, éviter de se "prendre la tête". D'autant qu'il faut aller vite, ne pas perdre du temps, être productif. Ajoutez à cela que la philosophie à l'école est sans cesse menacée de disparition : pourquoi ne pas la supprimer au lycée ? à quoi cela sert-il ? Terminez par le terrible constat : les études universitaires de philo tournent souvent au cauchemar puisque les postes au capes et à l'agreg se réduisent comme peau de chagrin.
Bref la première thèse est sans appel : la philo c'est dépassé. Et pourtant, il sera tout aussi facile de prouver l'inverse. Voici quelques années, le best-seller romanesque Le monde de Sophie avait remis sur le devant de la scène les problématiques (vulgarisées et abâtardies, diront les puristes) philosophiques. Plus près de nous, il faut constater le succès d'essais écrits par des philosophes (qu'ici encore, les esprits chagrins qualifieront de charlatans) : Comte-Sponville, Onfray, Levy, ils sont nombreux. Il y a même, désormais, des magazines de philosophie ! Et puis, de joyeuses hybridations qui dépoussièrent le genre : ainsi, viennent de sortir des livres tels que Ciné-Philo et Platon et son ornithorynque entrent dans un bar (la philosophie expliquée par les blagues). C'est de ce dernier que je m'en vais parler.
Autant le dire, j'ai aimé ce petit livre sans prétention.
D'abord parce qu'il singe tout ce qui constitue un "vrai" manuel d'initiation à la philosophie. Ainsi le livre de Cathcart et Klein, deux anciens de Harvard, est divisé en chapitres qui énumèrent les différentes branches de la philosophie : métaphysique, logique, épistémologie, éthique, philosophie de la religion, etc. De même, une chronologie et un glossaire clôturent l'ouvrage. Pourtant, très vite, cette structure scientifique est dynamitée par le ton du livre et sa propension à illustrer les théories les plus complexes par des blagues on ne peut plus prosaïques.
Ensuite, ce livre est réussi parce que, tout simplement, les blagues sont souvent bonnes. Elles sont bonnes en soi et, en plus, elles sont encore meilleures rapportées à l'effet provoqué par la juxtaposition avec le contexte "sérieux".
Je crois que le mieux est encore d'en donner quelques illustrations. Ainsi au chapitre "Métaphysique", les auteurs expliquent ce que c'est que la téléologie : en gros certains philosophes pensent que tout a un telos, à savoir un but intrinsèque vers lequel il doit fatalement tendre. Pour illustrer leur propos, ils prennent la blague suivante :
Mme Goldstein remonte la rue avec ses deux petits-enfants.
Un voisin les avise, traverse la rue pour prendre des nouvelles de la famille et s'extasie : "Comme ils ont grandi ! Ca leur fait quel âge ?"
Elle répond : "Le docteur a cinq ans, et l'avocat sept."
Passons à celle-ci, au chapitre "Ethique", lorsqu'il faut s'interroger sur la Sagesse.
Lors d'une réunion universitaire, un ange apparaît soudain et dit au chef du département de Philosophie : "Je t'accorderai, parmi trois faveurs, celle que tu choisiras : la sagesse, la beauté -- ou dix millions de dollars."
Immédiatement le professeur choisit la Sagesse.
Un éclair de lumière envahit alors la salle, et le professeur est comme transfiguré. Mais il reste assis là, les yeux rivés sur la table. Un de ses collègues murmure tout bas : "Dis-nous quelque chose."
Le professeur répond : "J'aurais dû prendre l'argent."
Puis un peu plus loin, lorsque les auteurs analysent l'impact de la psychanalyse sur l'éthique philosophique :
Un thérapeute demande à son patient comment s'est passée sa visite chez sa mère. Le patient répond : "Pas bien du tout. J'ai fait un terrible lapsus freudien."
"Vraiment !" dit le thérapeute. "Qu'avez-vous dit ?"
"J'ai voulu dire 'Passe-moi le sel', mais j'ai dit : 'Salope ! Tu as ruiné ma vie !'"
Allez, une petite dernière au chapitre "Existentialisme", où l'on compare l'angoisse existentielle et l'angoisse névrotique ordinaire :
A peine Gaston entre-t-il dans le cabinet du médecin qu'il commence à haleter. "J'ai le foie qui va pas, c'est sûr."
"C'est ridicule", dit le médecin. "Vous n'auriez aucun moyen de le savoir. Une maladie du foie n'entraîne aucune forme d'inconfort."
"Exactement !" dit Gaston. "Voilà précisément mes symptômes."
Mais le livre ne fait pas que raconter des blagues : il cite aussi quelques bons mots. Par exemple, celui de l'écrivain Isaac Bashevis Singer lorsqu'il est apostrophé et sommé de prendre position : "Le libre arbitre, y croyez-vous ?" Il répond : "Je n'ai pas le choix."
Ou bien encore, pour illustrer les ambiguïtés du langage, cette anecdote. La poétesse Gertrude Stein était sur son lit de mort quand sa compagne, Alice B. Toklas, se pencha sur elle et chuchota : "Quelle est la réponse, Gertrude ?" Et Stein de répondre : "Quelle est la question ?"
Et puis, cerise sur le gâteau, la chronologie vaut aussi le détour. Quelques exemples :
1650. René Descartes arrête de penser pendant trente secondes et meurt.
1652. Pascal va aux courses de Longchamp où il parie un max sur un cheval nommé Mon Dieu. Il perd.
1900. Nietzsche meurt ; Dieu, le coeur brisé, meurt six mois après.
En conclusion, la philosophie a encore de beaux jours devant elle ! (En plus, les étudiants qui foireront le capes et l'agreg pourront toujours se reconvertir dans les ressources humaines et gagner trois fois plus !)