Critique des Gens Bien de David Lindsay-Abaire, vu le 17 février 2014 au Théâtre Hebertot
Avec Miou-miou, Patrick Catalifo, Brigitte Catillon, Isabelle de Botton, Aïssa Maïga, et Julien Personnaz, dans une mise en scène de Anne Bourgeois
Un coup. Un choc. Ce spectacle fait mal au moral et au coeur. Aux miens, en tout cas. Peut-être parce que l’époque et mon état d’esprit s’y prêtent : le doute, la peur, les regrets, l’incertitude. Pas ceux d’une femme pauvre des bas quartiers de Boston, mais ceux que l’on rencontre tous, un jour, soudainement. Ils arrivent, ils sont là, ils prennent place, et même lorsqu’on les croit vaincus, un spectacle comme celui-ci les fait revenir de plein fouet. Joli travail, pour un texte qui ne paie pas de mine.
On comprend dès le début de la pièce que c’est mal parti : Margareth, incarnée par Miou-Miou, tente bien d’échapper à la conversation avec son supérieur par tous les moyens ; elle lui coupe la parole, tente de le faire rire, reste évasive sur les raisons de leur discussion. Mais il parvient à s’imposer et le verdict tombe : Margareth est licenciée. Comment réussir à payer le loyer qui arrive si vite ? Comment réussir à vivre et à faire vivre sa fille, handicapée ? Où retrouver un travail par les temps qui courent, et à son âge ? Le cas de Margareth semble désespéré. Et c’est grâce à de telles conditions, extrêmes, qu’on peut découvrir le vrai visage de son entourage : que vaut l’amitié qu’on croyait solide, face à l’égoïsme et à la peur ? Est-ce que la bonté pure et simple existe-t-elle réellement ? Peut-on penser à l’autre avant de penser à soi ? Margareth, qui touche le fond, tente tant bien que mal de s’en sortir : elle pense à un ancien ami, Mike, qui vient du même cadre qu’elle et qui a réussi. Si lui ne peut pas l’aider, peut-être qu’elle peut lui faire comprendre la misère dans laquelle elle est en brisant sa vie…
Je ne crois pas avoir déjà vu une pièce américaine contemporaine qui ne fonctionnait pas sous forme de tableau. Ou plus généralement c’est vers cette forme que tendent la plupart des pièces modernes, toute nationalité confondue. Je trouve ça dommage qu’on ne soit plus capable d’écrire une histoire d’un seul trait. Ici, les tableaux sont nécessaires aux changements de décor. Cependant, comme toujours, ils brisent quelque peu le rythme qui s’installe. Ajoutons à cela quelques longueurs dans le texte, et j’aurais pu passer une mauvaise soirée. Cependant, il n’en est rien. La trame dramatique est là, et par dessus tout, l’incarnation semble ici une évidence. On a plus l’impression que jamais que les acteurs se battent pour la cause de leurs personnages, qu’ils défendent becs et ongles. Impressionnant.
Miou-Miou compose un personnage complexe et déchirant. Encore une fois, je ne pense pas que le texte soit pour grand chose dans mon ressenti : il y a des longueurs, et un manque d’originalité : on s’attend beaucoup à ce qu’il va se passer. Et pourtant, la tension dramatique est là. Dans son regard, on sent une femme perdue et perturbée : elle hésite entre poursuivre son chemin à la recherche d’un travail, ou continuer ce combat immoral qu’elle a entamé, et dans lequel apparaît une forme de rancoeur, de jalousie vis-à-vis de cet autre qui a réussi. Sentiments inexplicables puisque soudain : jusqu’alors, rien ne dit que Margareth avait pensé à cet homme. Mais on sent qu’une force, inexplicable, la pousse à s’entêter dans cette voie, si bien qu’elle réussit sa tâche mais qu’elle se perd dans ce jeu malsain. Le désarroi, la honte, l’introspection, sont autant de sentiments que l’on peut lire à travers le personnage de Margareth. Touchante dans sa détresse et sa confusion, détestable dans ses actes, elle soulève un problème épineux : peut-on en vouloir à cette femme, à qui la vie a tout pris, et qui tente simplement de se battre contre son sort ? Miou-Miou défend ardemment son personnage, si bien que je n’ai toujours pas la réponse à cette question. Bravo.
Personnage central, elle laisse cependant briller certains de ses camarades sans complexe ; à commencer par Patrick Catalifo, ce fameux « ancien » que Margaret cherche à contacter, et qui se voudrait blanc comme neige, lui qui a été souvent noir dans son passé… Cherche-t-il à cacher ce qu’il a été, ou juste à l’embellir aux yeux de sa femme ? Est-ce vraiment par pitié qu’il accepte de recevoir Margareth ? Est-il vraiment quelqu’un de bien, comme il se plaît à la dire ? Encore un personnage complexe, par ses actes qui semblent plein d’empathie, mais qui pourraient simplement cacher des regrets amers et difficilement avouables. On lit la peur dans ses yeux, même lorsqu’il tente de rester calme. Il n’est pas serein, le Mike. Et décidément, il semble aussi noir que blanc. Une jolie composition. Le reste de la distribution suit ce niveau : Aïssa Maïga est une femme empreinte des moeurs de sa classe sociale, mais qui sait agir en conséquence en présence de qui ne les suit pas. Réfléchie et déterminée, elle est peut-être celle dont on peut le plus dire : « c’est une belle personne ». Brigitte Catillon a assurément la gueule de l’emploi de son personnage : ses remarques acerbes sont toujours placées avec un rythme parfait et son air blasé s’accorde tout à fait avec son personnage que la vie semble avoir usé. Je pense enfin à Isabelle de Botton, dont je n’ai rien à redire du jeu, mais dont le personnage m’a tellement énervée par son égoïsme que j’ai d’abord cru que je n’avais pas aimé son interprétation. Pour confondre pareillement personnage et acteur, c’est une belle maîtrise de son art : bravo, donc !
A travers des personnages simples et presque banals, des questions fondamentales sont soulevées, si bien que nous, spectateurs, nous retrouvons mal à l’aise face à la multitude de choix possibles. On n’en ressort pas indemne. ♥ ♥ ♥