Il n'est pas une époque de l'histoire humaine où le monde ait à ce point regorgé de souffrance et d'angoisse. Et cependant, çà et là, on tombe sur des individus que l'affliction commune n'a pas touchés, pas souillés. Ce ne sont pas des êtres sans coeur, loin de là! Ce sont des créatures émancipées. Pour eux, le monde n'est pas ce qu'il nous semble. Ils voient avec d'autres yeux. On dit d'eux qu'ils sont morts à ce monde. Ils vivent dans l'instant, pleinement, ils rayonnent, et ce rayonnement est un hymne perpétuel à la joie. Le cirque est un petit bout d'arène close, propre à l'oubli. Un temps plus ou moins bref, il nous permet de ne plus penser à nous, de nous dissoudre dans l'émerveillement et la félicité, d'être transportés de mystère. On en sort dans un brouillard, affligé, horrifié par le visage quotidien du monde. Mais ce vieux monde de tous les jours, ce monde que nous imaginons n'être que trop familier, est le seul; et c'est un monde de magie, d'enchantement inépuisable. Comme le clown, nous faisons mine; à jamais simulant; à jamais différant le grand événement. Nous mourons dans les affres de la naissance. Jamais nous ne fûmes, jamais ne sommes. Nous sommes en voie perpétuelle de devenir, toujours séparés, coupés. A jamais en dehors.
Henry Miller, Le sourire au pied de l'échelle - Epilogue (Buchet-Chastel, 2001)