Au pays de Numérix

Publié le 15 février 2015 par Allo C'Est Fini

Voici un petit essai à mettre entre les mains de tous ceux qui s’intéressent à la culture et au numérique, qu’ils évoluent dans l’univers feutré des ministères, au sein d’institutions publiques, ou qu’ils soient à la recherche de contenus numériques de qualité à partager avec leurs publics. “Au pays de Numérix“, écrit d’une plume alerte et joviale par Alexandre Moatti, auteur dont j’ai déjà évoqué certains ouvrages de vulgarisation scientifique, revient sur l’impact du manque de vision stratégique dans la gestion de la culture et du numérique. L’exposé d’Alexandre Moatti se déroule en quatre actes.

Le fiasco de la bibliothèque numérique européenne

Premier volet, une comparaison entre les différents projets de bibliothèque européenne et … Google Books. Différents projets au pluriel, évidemment, car il y en eu plusieurs. Bibliotheca Universalis, puis TEL (The European Librayry), puis Europeana. Vous ne les connaissiez probablement pas, mois non plus. Il faut dire que ces différents projets portés par les états membres, brillent par leurs errements. Censés lutter contre un monopole de Google en matière de diffusion des savoirs issus de millions d’ouvrages numérisés, ces projets n’offrent qu’un accès partiel à l’ensemble des savoirs dont nos universités, nos archives et nos bibliothèques regorgent, sans proposer d’interface unifiée, nécessitant des viewers dédiés là où Google Books brille par sa simplicité. Sans parler de l’accès payant à certains ouvrages dont on es de demande bien pourquoi ils ne sont pas librement accessibles. La raison d’un tel fiasco, malgré les sommes englouties: le manque de vision, l’attitude hautaine vis a vis de Google là où un peu de bon sens aurait probablement permis une saine collaboration, dans une sorte de partenariat public-privé.

Errances face à Wikipedia

Dans le second volet de ce livre, Alexandre Moatti aborde le sujet de Wikipedia. Il rappelle la posture négative trop souvent rencontrée face à l’encyclopédie en ligne, qui serait source d’erreurs, de copier-coller, et de plagiats. C’est mal connaître l’univers des wikipédistes, de ces contributeurs bénévoles, qui par milliers font vivre cette encyclopédie utilisée par des millions d’individus, et dont la qualité des articles n’est en réalité pas si faible que ses détracteurs le disent: le site books.fr, par exemple, entretenait une rubrique WikiGrill, censée mettre sur le grill un article de faible qualité: ce site n’a pas été mis à jour depuis 2011… alors que Wikipedia continue de s’enrichir jour après jour d’articles de qualité.

La barrière du droit d’auteur

Le troisième volet de ce livre est consacré aux incohérences induites par une vision trop limitée du droit d’auteur, notamment en matière d’iconographie. Avec humour, Moatti évoque la page Wikipedia du Général de Gaulle, dont l’iconographie puise dans les archives américaines et allemandes, tout bonnement parce que le droit d’auteur à la française ne permet pas de puiser dans les archives nationales pour alimenter cette page en photographies variées du Général, à différentes époques de sa vie. L’état dispose pourtant de fonds photographiques suffisamment riches pour que la page de Charles de Gaulle soit aussi riche que celle, par exemple, du président Kennedy!

Merci la Bundesarchiv! Source: Wikipedia

Idem pour les photographies de bâtiments publics – j’ai appris au passage qu’on n’était pas libre de publier sur le web des photographies de la Tour Montparnasse ou du Viaduc de Millau sans rémunérer … l’architecte! La faute, selon Moatti, à une incapacité notoire à basculer dans l’univers des “Creative Commons”, qui permettraient pourtant d’élargir le droit d’auteur à une utilisation raisonnable de contenus et d’iconographies dont la diffusion auprès du plus large public, loin de nuire à leurs créateurs, contribuerait à accroître leur reconnaissance. D’autres nations s’y sont mises avec succès, et l’on ne compte plus les contenus diffusés intelligemment par la NASA, la Maison-Blanche ou le Smithsonian Institute. Chez nous, seuls le MEDEF et le Château de Versailles ont fait jusqu’à présent de timides incursions sur ce territoire.

Pour une réforme du droit d’auteur?

Alexandre Moatti appelle finalement à une refonte du droit d’auteur, ou tout du moins une adaptation intelligente aux évolutions que permet le numérique. Il met en évidence les incongruités de certaines pratiques, et fournit quelques exemples instructifs, allant de la part des revenus de l’INA issus des téléchargements à 2,99€ (moins de 250k€ sur une année, une broutille face aux 125m€ de revenus de l’INA), jusqu’à la rente inadmissible des maisons d’édition scientifique, dont les revenus ont explosé depuis une dizaine d’années, preuve s’il en était besoin qu’ouverture sur Internet ne rime pas forcément avec baisse de revenus. Et puis il y a ce chapitre hallucinant sur le reversement collectif de Radio-france aux sociétés de droits d’auteur, pour un montant annuel de 35m€ (2e poste du budget de Radio-France après la radiodiffusion technique). Le tarif de la minute s’élevait en 2012 à … 21,50€, oui, vous avez bien lu, une heure et demi d’antenne quotidienne vous donne droit à près de 1800 euros en droits d’auteurs!

La conclusion de cet essai de cent cinquante pages ou presque est sans équivoque: il est temps de remettre à plat les relations entre culture et numérique en France, de repenser le tout non pas à l’aune des décennies écoulées et au bénéfice de ceux qui en tirent un profit pas toujours si légitime, mais en ayant conscience que les bouleversements ne sont pas achevés, et que les décisions prises aujourd’hui doivent rester cohérentes demain. Sans cela, nous risquons fort non seulement de priver le public qui en demande d’immenses réserves de connaissances, mais aussi de perdre une bataille importante, celle de la diffusion des savoirs, et notamment des savoirs de langue française.

Au pays de Numérix, Alexandre Moatti, PUF

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