En générale, la vision du désir qui prévaut dans le non-dualisme exclusif (celui qui aspire à réaliser l'unité par exclusion de la dualité) est toujours pessimiste : le désir est vain, absurde. Comme le tonneau des Danaïdes, on ne peut jamais atteindre une satisfaction durable, le bonheur, la plénitude. Le désir renaît sans cesse de ses cendres, tels les super-héros. Et nous remet à la peine, comme Sisyphe.
Schopenhauer, un philosophe allemand du XIXe inspiré par le bouddhisme, fait cette remarque sur le désir, qu'il appelle ici "volonté en soi", sorte de désir aveugle à la base de tous les désirs particuliers :"L'absence de tout but est ce qui définit la volonté en soi, laquelle est un effort sans fin".Comme la carotte de l'âne. Mais, dira-t-on, "je sais ce que je veux, là, tout de suite. Des croissants chauds avec un bon café, par exemple". Schopenhauer répond :"La volonté sait toujours, quand la conscience l'éclaire, ce qu'elle veut à tel moment et à tel endroit ; ce qu'elle veut en général, elle ne le sait jamais. Tout acte particulier a un but ; la volonté même n'en a pas".Voilà pourquoi le désir est vain, pourquoi aucune satisfaction ne dure : l'énergie qui pousse tel ou tel désir de ceci ou de cela est un désir aveugle, qui ne désir rien. Telle est l'illusion du désir : on croit qu'on sait ce qu'on veut, alors qu'au fond on n'en sait rien. Aristote supposait qu'il doit bien exister un machin désirable ultime, un bidule désiré pour lui-même et qui comblerait tout le désir, sans quoi le désir serait vain. Mais Schopenhauer, et une bonne partie des sagesses non-duelles répondent : non, le désir est bel et bien vain, absurde. Il est une illusion inventée par Mâyâ ou Dame Nature pour nous manipuler comme des pantins, en particulier pour que nous transmettions nos gènes, que nous perpétuions l'espèce, comme on dit. Mais il n'y a pas de Souverain Bien. Le désir est donc souffrance. Le seul bonheur consiste à percer à jour cette illusion du désir, pour enfin se libérer de sa tyrannie. Satisfaire le désir, c'est réaliser que ce que le désir désire n'existe pas. Ce ne sera certes pas une plénitude, mais ce sera du moins l'absence de toute frustration.L'argument principal de Schopenhauer est que "la volonté ne sait pas ce qu'elle veut". Il en tire la conclusion qu'elle est une sorte de piège horrible dont la sagesse devrait nous sauver.Mais - et voici où je veux en venir - on peut retourner cette observation comme une grosse crêpe : il n'est pas faux de dire que nous n'avons qu'une conscience indistincte de ce que nous voulons, de ce que veut la volonté. Mais une conscience indistincte, c'est quand même bien une conscience ! Et "indistincte" ne veut pas dire "obscure". En fait, ce que veut la volonté, je ne peux certes pas le dire complètement, mais je peux le ressentir. Et pour cause, cette "volonté" n'est autre que l'élan premier de la Source en son extase créatrice, grosse de la toute-possibilité, débordante d'infinies virtualités, de mystères toujours nouveaux malgré son évidence plus évidente que le ressenti des doigts sur les touches de ce clavier. Et je suis cette Source. Mais comme elle joue à s'incarner, elle se contracte, s'oublie partiellement, se désire, s'imagine, se ressent, s'aime et se déteste tour à tour, se déchire et se réconcilie au sein de son unité pareille à l'espace indestructible. Je sais ce que je veux : tout ! Tout et son opposé, les plus extrêmes paradoxes, l'amour, la béatitude, un vertige sans terme ni buttoir, un désir sans fin. Aveugle, oui. Mais dont le but est clair comme le jour. Les oiseaux le chantent. Les anges aussi. Mais personne ne peut en livrer toute la partition, même si chacun la porte entière en son cœur. La vanité du désir, sa folie, son aveuglement est donc le signe de l'unité, et non de la dualité !Voilà un point qui distingue les non-dualismes par exclusion, des non-dualismes par inclusion de la dualité. Les premiers ne jurent que par la connaissance, et rejettent d'une façon ou d'une autre l'affect, le désir, la volonté. PourtantLa conscience EST désirConscience = désirÇa, c'est un point essentiel ! Vital. Ça change tout le parfum du truc. De l'"éveil" et de ses suites, des manières de partager. Mais aujourd'hui, le hic est que la plupart des gens qui partagent cet éveil n'ont à leur disposition que les concepts, les outils, les rhétoriques, du non-dualisme exclusif, celui qui rejette le désir. La plupart sentent que quelque chose clochent, la plupart cherchent leurs propres mots et réinventent une poésie inclusive, ouverte, englobante, éveillée au fait que la conscience est désir, et que toute ce que l'on peut dire de la "conscience infinie", etc, on peut le dire aussi bien du désir infini, etc. Le désir infini, c'est l'amour, c'est la Déesse qui se révèle en sa nudité au premier instant de tout acte. Le désir n'est pas dualité ni séparation, mais unité, de même que la conscience n'est pas dualité ni séparation, mais unité.La conscience s'identifie à ses objets. Elle se confond avec les pensées. On se prend pour ceci cela.Pareil pour le désir :Le désir s'identifie naïvement à ses objets. Ils se fragmente. Il se confond avec telle ou telle velléité. On se prend alors pour celui-ci ou celle-là.Pourquoi pareil ? Parce que conscience et désir, c'est pareil !Parler de "volonté aveugle" revient à parler de "conscience sans objet", ou de "docte ignorance" ! C'est exactement de la même (non)chose dont on parle. A quoi ressemblerait un partage non-duel abordé à partir du désir, au lieu du sempiternel schéma qui oppose la conscience-témoin aux objets, le désir étant alors ravalé au rang d'objet ? Je ne dis pas que cette pédagogie est inutile, mais souvent les enseignants ne prennent pas garde à ce qu'ils disent (vus qu'ils n'ont pas une longue expérience dans ce domaine et à cause de leur enthousiasme), et quand ceux qui les écoutent parlent de désir, paf ! ils tombent dans le panneau du désir-objet-illusion, au lieu de se fier à leur expérience. Du coup les gens ne comprennent plus et sont perdus. Dommage, quand même.Bon dimanche !